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Gardons-nous d’en conclure que ces idées aient rien d’étroit. Au contraire, il n’en est pas de plus vastes ou, pour mieux dire, de plus générales, et qui attestent davantage « le pouvoir d’abstraction et la vertu secrète de l’esprit humain[1]. » D’abord il n’en est pas de plus représentatives de l’ordre, de la logique, des proportions et des nombres. Et puis, si nous vidons en quelque sorte le mot idée du sens intellectuel ou rationnel, pour l’emplir d’une signification passionnelle et sentimentale, alors le domaine des idées musicales s’ouvre et s’étend devant nous à l’infini. C’est toute notre âme qu’elles expriment ; que dis-je ? il semble qu’elles soient elles-mêmes notre âme, et cette forme nouvelle de l’idéalisme musical — l’idéalisme de la musique par son objet — nous apparaît comme le centre et le noyau de notre étude.


V

Oui, ce sont les êtres beaucoup plus que les choses, que la musique a pour mission de représenter. Que dis-je, les êtres ? C’est l’être même, l’être en soi. Plus d’un philosophe a reconnu et glorifié la puissance et la beauté métaphysique de l’art musical. « La musique, dit Schopenhauer, nous fait pénétrer jusqu’au fond dernier et caché du sentiment exprimé par les mots ou de l’action représentée par l’opéra, elle en dévoile la nature propre et véritable ; elle nous découvre l’âme même des événemens et des faits[2]. » Dans son livre sur les Héros, le grand idéaliste Carlyle[3] définit en métaphysicien la pensée musicale : « Une pensée parlée par un esprit qui a pénétré dans le cœur le plus intime de la chose, qui en a découvert le plus intime mystère, la mélodie qui gît cachée en elle, l’intérieure harmonie de cohérence qui est son âme, par qui elle existe et a droit d’être, ici, en ce monde. Toutes les plus intimes choses, pouvons-nous dire, sont mélodieuses, s’expriment naturellement en chant. La signification de « chant » va loin. Qui est-ce qui, en mots logiques, peut exprimer l’effet que la musique fait sur nous ? Une sorte d’inarticulée et insondable parole, qui nous amène au bord de l’infini et nous y laisse quelques momens plonger le regard. »

  1. M. Jules Combarieu, Des rapports de la musique et de la poésie. (De la pensée musicale.)
  2. Cité par M. Brunetière (la Renaissance de l’idéalisme).
  3. Cité par M. Brunetière, ibid.