la peinture, la statuaire pure, cela ne se conçoit pas. Figure humaine ou animale, paysage, événement historique, incident de la vie familière, toute œuvre plastique représente quelque chose ou quelqu’un, et ne peut pas ne représenter rien. « Sera-t-il dieu, table ou cuvette ? » se demande le sculpteur : Tandis que le musicien, je parle du musicien pur, seul entre tous les artistes, n’a rien de pareil à se demander. Il ne cherche ni ne choisit un sujet, ou plutôt il en choisit un, mais qui n’a rien que de musical. Il se dit seulement : « Je veux écrire une fugue, une sonate, un concerto ou une symphonie. » Tandis qu’un tableau de Raphaël nous montre une femme tenant dans ses bras un enfant, que la frise du Parthénon déroule à nos yeux un cortège sacré, le sujet du premier morceau de la symphonie en lit mineur sera : sol, sol, sol, mi, et rien de plus. En peinture et en sculpture, l’idée représentée et la représentation demeurent distinctes ; en musique elles sont confondues.
Est-ce à dire pour cela que la musique ne contient et n’exprime rien et que, n’étant le signe que d’elle-même, de son être qui ne se communique ni ne se définit, l’idée musicale n’a pas le moindre rapport avec notre intelligence et notre sentiment ? Non, certes. La musique n’est pas cette isolée, cette égoïste, cette stérile et cette étrangère. Elle n’est vide ni de pensée ni de passion, et les idées musicales d’un Beethoven, fût-ce le sol, sol, sol, mi de la symphonie en ut mineur, sont autre chose que de vaines arabesques de sons.
Que sont-elles donc, ou plutôt qu’expriment-elles, ces idées, et pourquoi ne peuvent-elles, comme le sujet d’un tableau, d’une statue, d’un drame ou d’une comédie, s’énoncer verbalement ? Pour cette raison très simple que le propre de l’idée musicale est justement d’être musicale, autrement dit exprimable par les sons et non par les mots. Aussi bien, de quel art, de quel chef-d’œuvre d’art, tableau, statue, édifice, les mots suffisent-ils à traduire l’idée totale et l’idéal supérieur ? Si les mots pouvaient dire ce que dit la Joconde, la Vénus de Milo ou le Parthénon, le Parthénon, la Vénus de Milo et la Joconde seraient inutiles et n’existeraient pas. Eh bien ! ce que disent les sons, ce que seuls ils peuvent dire, cela est encore beaucoup plus considérable et beaucoup plus mystérieux que ce que disent les formes et les couleurs, et parce que les idées musicales sont les plus spécifiques de toutes, c’est à ces idées-là que le langage des mots est le plus illégal ou le moins adéquat.