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Or, dans la notion même du temps, il n’est peut-être pas impossible d’apercevoir, au moins de sentir obscurément quelque chose de plus spirituel et encore une fois de plus idéal que dans celle d’espace. On nous objectera que, de même que nous devons ridée d’espace à la perception par nos sens des objets dans l’étendue, ainsi nous arrivons à l’idée de temps par la perception, également sensible, des phénomènes dans la durée. C’est par des sensations, agréables ou pénibles, c’est par ses joies, hélas ! et surtout par ses douleurs, que l’homme compte les années, les jours et les heures même. Dès lors, en ces deux idées, en ces deux catégories de l’entendement, la part de la sensation serait égale… Peut-être avez-vous un peu raison. Et peut-être cependant n’avons-nous pas tout à fait tort. Il semble, il continue de sembler, malgré tout et toujours, que le temps plus encore que l’espace s’éloigne de la matérialité. « Non seulement, nous écrivait à ce sujet un esthéticien éminent, non seulement, la raison conçoit le temps comme immatériel ; mais, lorsque notre imagination essaie de se le figurer, elle ne peut lui attribuer que la longueur d’une ligne, c’est-à-dire de ce qu’il y a de moins semblable à l’étendue, de ce qui n’a qu’une dimension. » Les corps enfin, les corps seulement sont en relation nécessaire avec l’espace ; ni la pensée, ni le sentiment, n’ont rien de commun avec lui ; les corps sont inconcevables en dehors de l’espace, mais non pas la pensée, et l’on pourrait ainsi par quelque endroit, par quelque biais au moins, regarder l’espace comme le domaine de la matière et le temps plutôt comme celui de l’esprit.

En tout cas, dans l’espace et dans le temps même, la musique se comporte avec plus de spiritualité que les autres arts. Participant à peine à l’étendue, les sons ne persistent pas dans la durée comme les formes plastiques : « Au lieu de laisser l’élément sensible par lequel elle s’exprime se développer pour lui-même, comme font les arts figuratifs, au lieu de lui donner une forme permanente, la musique anéantit cette forme et ne lui permet pas de revendiquer, en face de la pensée qu’elle exprime et de l’esprit auquel elle s’adresse, une existence indépendante et durable[1], » Dans la nuit silencieuse, sur le rocher de l’Acropole, sur la plage de Pæstum, au fond des galeries closes du Louvre ou du Vatican, les marbres immortels vivent d’une vie

  1. Hegel, Esthétique (traduction Renard).