Page:Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 144.djvu/282

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de la musique même, de la seule musique, il a singulièrement développé le sensualisme ou la sensualité. Comme Berlioz, encore plus que Berlioz, il est un virtuose de l’orchestre, un maître souverain des sonorités ou des timbres, et sans doute il y a quelque chose de plus matériel ou de moins idéal dans le timbre, qui est la couleur des sons, que dans l’harmonie, et surtout la mélodie, qui en est le dessin ou la ligne. Que Wagner exerce aujourd’hui sur nous une action, une prise plus forte, plus violente surtout, qu’un Bach ou un Mozart, on n’en peut disconvenir ; mais si maintes fois il nous prend au cœur, que de fois aussi n’éprouvons-nous pas que c’est au corps qu’il nous prend ! On sait de quelle formidable étreinte. En quelle angoisse haletante, en quels spasmodiques transports il nous jette, on le sait également. Pour composer l’irrésistible orchestre de Wagner, toutes les puissances de la nature se sont conjurées ; la terre a donné tout le métal de ses entrailles et le bois de toutes ses forêts. Pour nous livrer d’aussi rudes assauts, toute matière a fourni des armes. L’esprit même de l’art s’est transformé. Le rythme, non plus le rythme rigoureux d’autrefois, mais un rythme continu, flottant, nous enveloppe et nous enlace. De la mélodie, continue également, le chromatisme effleure et caresse notre chair, à moins qu’il ne l’écorche et ne la déchire ; tantôt c’est une morsure et tantôt un baiser. Oh ! qu’il était léger, à fleur de lèvre, le sensualisme d’Italie, à côté du sensualisme allemand ! Qu’était-ce que la flatterie d’un refrain doux à l’oreille, auprès des secousses et des poussées furieuses dont les polyphonies wagnériennes nous ébranlent tout entiers ? Certes, c’étaient de frivoles, de sensuelles jouissances que les contemporains de Stendhal allaient chercher dans les salles étincelantes de San-Carlo et de la Scala ; mais quel théâtre aussi vit plus de larmes que le théâtre sombre de Bayreuth ? lequel entendit plus de soupirs et de sanglots ? Lequel fut ainsi l’asile ou le temple de toutes les manifestations physiques de l’admiration et de l’extase, des grimaces et des convulsions du délire et de la folie ?

Dans le double génie de Wagner, dans le contraste et presque la contradiction qui le constitue, il ne faudrait jamais séparer les deux élémens ou les deux pôles. L’injuste auteur — ou juste seulement à demi — de Dégénérescence, a eu le tort de ne regarder que l’un des deux. Celui-là du moins, il l’a bien vu. Personne mieux que M. Nordau n’a signalé ou plutôt dénoncé « les lamentations,