Page:Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 144.djvu/23

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
17
LE DÉSASTRE.

nous ramenons le traître. Mes hommes l’ont découvert comme il se sauvait de chez un boulanger.

— Tenez, reprit le lieutenant, le voilà !

Et Du Breuil, entre deux soldats, vit passer, les poignets ficelés, fléchissant et défaillant à chaque pas, un misérable paquet, une guenille d’homme, la face couverte de crachats, un œil caché par de la bouse de vache. À sa profonde stupeur, il reconnut Gugl.

— Mais je le connais ! murmura-t-il.

Le juif leva la tête ; son œil, son visage souillé, prirent une expression intense et frénétique. Toute la vie que le misérable possédait encore lui sortit de la peau :

— Che suis innocent ! cria-t-il d’une voix déchirante en essayant d’échapper à ses gardiens. Foyez ! le commandant me gonnaît, che le gonnais, che lui ai monté une pelle pague en or ! Che suis un honnête homme, un pon bère de famille, tout le monde beut le dire. Che le chure, che le chure sur la tête de mes enfans !

— Judas ! dit un soldat. Un prisonnier allemand, dédaigneusement, se mit à rire. On entraîna Gugl. Du Breuil détournait les yeux :

— Êtes-vous sûr ? demanda-t-il.

— Pas d’erreur, dit le capitaine. Il vendait de l’eau-de-vie dans les ateliers du chemin de fer, il a vu les préparatifs, et cette nuit il est allé prévenir l’ennemi. Il l’a avoué. Son compte est bon.

Un soldat passait, tenant par les pattes un grand lièvre roux, qui saignait :

— Montre, Feitu !

Le soldat avec orgueil éleva la bête :

— Il est venu mourir à mes pieds, dit le capitaine, il avait reçu un pruneau dans la bagarre. Ça fera un fameux civet !

Il eut un petit rire d’enfant, rejoignit le convoi de prisonniers.

Mais le général Lapasset, dont la rude figure rayonnait de plaisir, parut. Derrière lui, sur un lit de branchages, quatre soldats portaient un cochon gras couronné de feuilles ; un artilleur traînait par la patte une récalcitrante truie rose. D’autres brandissaient des chapelets de volailles, des pains embrochés aux baïonnettes. Plus loin, des chasseurs à pied ramenaient des vaches au pis gonflé, des bœufs, des moutons, des chèvres. Un gros