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Voici un Ulysse et Calypso que je ne puis m’empêcher d’admirer, car toute la nostalgie et tout le repentir du héros se trouvent exprimés par sa seule attitude : enveloppé dans un long manteau bleu, il se tient immobile au haut d’un promontoire, tourné vers l’espace qui rappelle, tandis que derrière lui la nymphe dédaignée laisse tomber sa cithare inutile, en pleurant. — Et ce vieux guerrier qui retrouve les aspects contemplés par ses yeux d’enfant, et vient se fondre, se dissiper dans le cher paysage, dans la mystérieuse symphonie dont il n’est qu’une note perdue (le Retour) ! — J’entends les objections, les critiques, j’entends le cri dédaigneux que poussent ensemble les artistes pour excuser la banalité courante de leurs inventions, et les littérateurs pour se donner des airs d’artistes : « Littérature, poésies, romances. » Mais il faut avoir le courage de le dire, au risque de contrarier une des marottes de la mode du jour : si le « sujet » n’est point nécessaire, en peinture, il n’est pas non plus interdit. Nous ne demandons pas à l’artiste d’être un penseur ni un poète, soit ! Mais quand par hasard il est l’un et l’autre, je voudrais bien savoir au nom de quel principe, de quelle loi ou même de quelle expérience on l’en blâmerait ? Après tout, Bœcklin ne fait pas plus de « littérature « que notre Puvis de Chavannes, qu’il rappelle un peu, non, certes, par ses procédés d’exécution, mais par la noble intelligence qu’il a de la vie, par son sens profond de l’unité mystérieuse où se fondent les êtres et les choses, des rapports éternels qui relient le présent au passé et assurent à travers les âges la continuité de la poésie.

Aussi bien, c’est là l’impression dominante que laissent ses meilleures œuvres, celles surtout de sa dernière manière. Je m’arrête devant de petits tableaux, datant des années de 1873 à 1875, oïl l’on peut en quelque sorte surprendre — comment dirai-je ? — le moment où l’âme humaine se rencontre avec l’âme de la nature, et se confond en elle. Ce sont deux faunes retirant leur filet, que remplit une néréide effrayée ; une vieille femme jouant de la flûte dans un bocage ; un jeune couple errant à travers l’épaisseur d’une forêt ; une Flore semant des fleurs. L’eau coule et frissonne, les feuilles s’agitent, l’air, l’ombre et la tiédeur pénètrent dans les taillis : la vie est éparse partout, multiforme et divine, pénétrant des mêmes souffles le ruisseau fluide, la végétation joyeuse ou recueillie des arbres séculaires, des plantes et des fleurs, l’espace infini qui enveloppe leurs frêles ou durables apparences, et les monstres où la fantaisie mélange les trois règnes, — clairs symboles de l’éternelle unité. Rares sont les artistes qui savent éveiller, avec une telle puissance, la forte impression du monde que