Page:Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 144.djvu/202

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qui rappelle le motif préféré de l’ancienne école bâloise, c’est un fragment de confession intime. Qu’on pense à Holbein et à ses élèves : aussitôt, la page de Bœcklin prend un sens plus précis. La fantaisie inquiète et macabre, semble-t-il, s’est en quelque sorte rapprochée de nous ; elle est entrée dans la vie ; elle s’est faite familière, et pour ainsi dire usuelle. C’est un trait qu’il importe de retenir, car nous le retrouverons tout à l’heure, dans d’autres œuvres. — Le second portrait date de 1893. Bœcklin a soixante-six ans. Il est en pleine gloire, en plein travail, ayant enfin dégagé son inquiète personnalité des influences longtemps subies. Il relève d’une maladie qui a interrompu, pendant une période assez longue, sa belle activité : une hémiplégie dont sa main droite, que le coup terrible avait tordue, garde la trace. Debout devant une toile encore vide, il tient sa palette où s’étale une large flaque de vermillon. Il se retourne, la tête haute, avec un geste de défi, comme s’il bravait l’Ennemie dont le violon s’est éloigné, ou comme s’il jetait quelque réponse hautaine à des adversaires invisibles. Sa chevelure qui grisonne s’est éclaircie, tandis que sa barbe, plus épaisse, est coupée avec régularité. Ses yeux clairs, sous des sourcils vigoureux, regardent très loin. Des plis puissans labourent le front. Évidemment, ce vieillard n’a plus rien de commun avec le rêveur de 1872 : il a de la certitude et de l’autorité ; sachant ce qu’il veut, il est prêt à l’imposer ; il est énergique, un peu rogue, tenace et résolu. Son costume même atteste un singulier parti pris de bravade. Il porte une cravate « régate », blanche, à raies inégales, rouges et jaunes, un veston violet doublé de soie chatoyante, un pantalon blanc quadrillé de bleu. Cela paraîtrait d’un goût détestable, si dans cette bizarre combinaison de couleurs diverses on ne sentait un grand amour de la couleur, telle que la forme la lumière selon ses caprices dont elle ne doit aucun compte à personne et que la mode essaye en vain d’assujettir. Ce portrait est un manifeste : il affirme une volonté résolument indépendante. En même temps, il est un défi : le vieux maître se détourne de son travail comme un lion dont on interromprait le repas. Malheur à ceux contre lesquels il va marcher !

Devant cette œuvre si révélatrice, je songe à des anecdote ; », recueillies à travers les salles, et que je ne puis m’empêcher de consigner ici, tant elles me semblent convenir au personnage vivant, qui va sortir de son cadre pour tirer les oreilles à ses visiteurs récalcitrans.

Jeune encore, Bœcklin fut chargé de composer six mascarons pour décorer la cour de la Kunsthalle. À cette occasion, il eut