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vigoureuse opposition qu’y faisaient la plupart des Européens : des hommes de grande valeur lui affirmaient que les chemins de fer étaient inutiles à Java, à cause de la forme de l’île, qui est toute en longueur et rétrécie encore par les montagnes centrales ; ils trouvaient suffisant le réseau de routes inauguré par Daendels. Mais cette opposition était fondée sur leur idée première et dominante, la crainte du travail libre. On s’explique, en effet, qu’avec une organisation qui défendait aux habitans d’un village de se rendre sans autorisation dans un autre, les chemins de fer parussent une innovation dangereuse aux partisans des idées économiques d’un autre âge. La Hollande a donc retardé autant que possible l’adoption des voies ferrées dans sa colonie, mais elle a bien dû finir par les adopter, à cause de la pénurie des moyens de transport, pénurie qui faisait varier considérablement le prix du riz à de petites distances, et qui, dans l’île la plus fertile du monde, laissait mourir de faim les habitans d’un district pendant que ceux du district voisin vivaient dans l’abondance.

L’inauguration du chemin de fer, qui réunit désormais les provinces occidentales de l’île aux provinces orientales, est un fait économique d’une portée incalculable : cet événement, qui a eu lieu le 1er novembre 1894, marque le point de départ d’une ère nouvelle pour la reine de l’Insulinde. Dans la période transitoire qu’elle traverse, Java n’enrichit plus la métropole au détriment des indigènes, car tel n’est pas le but que doit poursuivre une saine politique coloniale : une colonie ne doit pas remplir le Trésor de la métropole, elle doit enrichir la nation. C’est sans doute pour ce motif que, bien que Java ne rapporte plus au Trésor les fantastiques boni d’autrefois, quoiqu’elle lui cause un déficit annuel de plus de 20 millions de francs, on proposerait vainement à la Hollande de renoncer à la perle de l’Archipel indien : elle sacrifierait plutôt jusqu’à son dernier soldat. Et pourtant les Hollandais, ces Phéniciens des temps modernes, ne passent pas précisément pour un peuple rêveur ni chimérique ; ils passent même pour être le peuple le plus positif, le plus méthodique et le plus réfléchi de notre époque.


JULES LECLERCQ.