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les lieux où l’on couche à deux sols la nuit ; un sergent de ville lui infligea l’humiliation de lui demander ses papiers sur le boulevard des Italiens, au moment où il était arrêté à causer avec des amis. De leur côté, les habitues des cabarets de barrière guettaient ce monsieur en redingote, qu’ils prenaient pour un mouchard, et le menaçaient de lui faire un mauvais parti. Ses amis s’étaient efforcés inutilement de l’arracher à ces milieux dangereux. Il avait fallu y renoncer. — « Qui de nous, écrivait Gautier, n’a arrangé dix fois une chambre avec l’espoir que Gérard y viendrait passer quelques jours, car nul n’osait se flatter de quelques mois, tant on lui savait le caprice errant et libre ? Comme les hirondelles, quand on laisse une fenêtre ouverte, il entrait, faisait deux ou trois tours, trouvait tout bien et tout charmant, et s’envolait pour continuer son rêve dans la rue. Ce n’était nullement insouciance ou froideur ; mais, pareil au martinet des tours, qui est apode et dont la vie est un vol perpétuel, il ne pouvait s’arrêter. Une fois que nous avions le cœur triste pour quelque absence, il vint demeurer de lui-même quinze jours avec nous, ne sortant pas, prenant tous ses repas à notre heure, et nous faisant bonne et fidèle compagnie. Tous ceux qui le connaissent bien diront que, de sa part, c’est une des plus fortes preuves d’amitié qu’il ait données à personne. » Il en donnait de non moins fortes quand il s’assujettissait à remplacer Gautier à la Presse, pendant les voyages de son ami ; Gérard de Nerval ne l’aurait fait pour aucun autre.

Tandis qu’une de ses personnalités menait cette existence de détraqué, l’autre continuait à couler des jours paisibles, parallèlement à la première ; et c’est la persistance de ce phénomène durant toute une vie humaine qui rend son cas si curieux. L’autre homme qui était en lui, le moi sain et bien équilibré, ne cessa jamais, durant ces années orageuses et troublées, d’avoir son domaine à part, où il se conduisait avec un bon sens et une lucidité qu’il est rare de prendre en défaut. Dans ses relations avec le monde des vivans, par exemple, son jugement n’avait subi aucune altération. Il existe quantité de billets de sa main, écrits entre 1843 et 1853, à propos des menus détails de la vie quotidienne. Qu’il s’agisse d’un rendez-vous, d’une invitation, d’une affaire d’argent, d’un coupon de loge à demander, tout est clair, net, bref ; on ne trouverait pas un mot faisant soupçonner que c’est la correspondance d’un fou. Les lettres plus développées