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moi déplorable, l’abattement m’ôtait les forces, l’ennui du peu que je faisais me gagnait de plus en plus et le sentiment de ne pouvoir exciter que la pitié à la suite de ma terrible maladie m’ôtait même le plaisir de la société. Il fallait sortir de là par une grande entreprise qui effaçât le souvenir de tout cela et me donnât aux yeux des gens une physionomie nouvelle… » La même préoccupation se fait jour dans la suite de sa correspondance. Il ne se lasse pas d’insister sur sa belle santé. — « Constantinople, ce 19 août (1843)… Ni la mer, ni les chaleurs, ni le désert n’ont pu interrompre cette belle santé dont mes amis se défiaient tant avant mon départ. Ce voyage me servira toujours à démontrer aux gens que je n’ai été victime, il y a deux ans, que d’un accident bien isolé. Je me suis remis à travailler, et j’attends ici la réponse d’un libraire avec qui j’avais pris des arrangemens pour mon voyage… Le meilleur, c’est que j’ai acquis de la besogne pour longtemps et me suis créé, comme on dit, une spécialité. J’ai fait oublier ma maladie par un voyage, je me suis instruit, je me suis même amusé… » Au même, sans date (M. Labrunie a écrit au verso de la lettre : reçue le 25 octobre 1843) : — « Constantinople… — L’amabilité de Théophile en me dédiant, pour ainsi dire, son ballet et en entretenant le public de mon voyage m’a été d’autant plus sensible, que depuis ma maladie trop connue, il importait que mon retour à la santé fût constaté bien publiquement, et rien ne devait mieux le prouver qu’un voyage pénible dans les pays chauds ; ce n’a pas été l’un des moindres motifs de me le faire entreprendre[1]. » Hors ce sujet qui lui tient au cœur, ses lettres ne contiennent guère que des récits de voyage. Il semble n’avoir d’yeux et de pensées que pour les scènes pittoresques qui défilent devant lui. Annonçant à son père qu’il a renoncé, sans aucun regret, à visiter les ruines de Thèbes, il ajoute : « Les mœurs des villes vivantes sont plus curieuses à observer que les restes des cités mortes[2]. » Les détails qu’il donna au public, à son retour[3], sur les harems et les marchés d’esclaves, ne témoignaient pas non plus d’un esprit tourmenté par des idées abstruses. Ils sont d’un conteur spirituel et gai, qui n’annonce les Fromentin et les Loti ni par la couleur du style, ni

  1. Collection Arsèse Houssaye.
  2. La Presse, 2 décembre 1862.
  3. Les Scènes de la vie orientale ont paru d’abord dans la Revue des Deux Mondes (1846 et 1847).