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invisibles, des coïncidences non remarquées, et jouit de spectacles échappant aux yeux matériels[1]. » Un autre poète, Charles Lamb, avait déclaré quelques années auparavant qu’il fallait lui envier les jours passés dans une maison de fous ; on lit dans une de ses lettres à Coleridge : « Parfois, je jette en arrière, sur l’état où je me suis trouvé, un regard d’envie, car, tant qu’il a duré, j’ai eu beaucoup d’heures de pur bonheur. Ne croyez pas, Coleridge, avoir goûté toute la grandeur et tout l’emportement de la fantaisie, si vous n’avez pas été fou. Tout, maintenant, me semble insipide en comparaison. » Tel, Gérard de Nerval, dans les commencemens, endurait avec peine, l’accès passé, la privation de ce « qu’on eût pris plutôt, disait un de ses auditeurs ordinaires, pour les rêves cosmogoniques d’un dieu ivre de nectar, que pour les confessions et les réminiscences du délire. »

C’était la lune de miel de la folie, et elle est fragile comme toutes les autres. Gérard de Nerval passa bientôt des bizarreries de la pensée à celles des actes, et sa conduite de voyant devint difficile à faire accepter du public. On se décida à le faire soigner un jour qu’on l’avait trouvé au Palais-Royal traînant un homard vivant au bout d’un ruban bleu. Malgré sa douceur, il se fâcha. Il ne concevait pas que les médecins eussent à intervenir parce qu’il avait promené un homard : — « En quoi, disait-il, un homard est-il plus ridicule qu’un chien, qu’un chat, qu’une gazelle, qu’un lion ou toute autre bête dont on se fait suivre ? J’ai le goût des homards, qui sont tranquilles, sérieux, savent les secrets de la mer, n’aboient pas et n’avalent pas la monade des gens comme les chiens, si antipathiques à Goethe, lequel pourtant n’était pas fou. » Ses amis le conduisirent dans la maison du docteur Esprit Blanche, à Montmartre ; il y entra le 21 mars 1841.

Une lettre qu’il y reçut de Francis Wey indique que cette première crise fut, en somme, assez douce : « J’ai appris par Théophile que ta santé est bien meilleure et j’en suis aussi joyeux, mon bon Gérard, que j’avais été affligé de ta maladie… Puisque tu as le bonheur de jouir, pour quelques jours encore, d’un repos élyséen, je me chargerai, si tu le veux, moi qui patauge dans la boue des affaires courantes, de tes commissions dont je te rendrai compte avec exactitude. Tu n’as qu’à parler… Je désire,

  1. Théophile Gautier, Notice.