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vous, si vous me donniez lieu de chercher à vous rendre fière de moi. Vous vous plaignez de quelques heures que je vous ai fait perdre, mais mon amour m’a fait perdre des années, et pourtant je les rattraperais bien vite si vous vouliez[1] !… »

Mlle Colon finit par n’y plus tenir ; elle n’avait pas assez de fantaisie pour s’accommoder d’un amoureux qui la voyait tout de bon surnaturelle et la traitait en conséquence. Elle épousa un flûtiste et passa avec lui à l’étranger, après une querelle dans laquelle Gérard de Nerval assure avoir été bien coupable. Voici son récit : « Une dame que j’avais aimée longtemps et que j’appellerai du nom d’Aurélia[2] était perdue pour moi. Peu importent les circonstances de cet événement, qui devait avoir une si grande influence sur ma vie. Chacun peut chercher dans ses souvenirs l’émotion la plus navrante, le coup le plus terrible frappé sur l’âme par le destin ; il faut alors se résoudre à mourir ou à vivre : — je dirai plus tard pourquoi je n’ai pas choisi la mort. Condamné par celle que j’aimais, coupable d’une faute dont je n’espérais plus le pardon, il ne me restait qu’à me jeter dans les enivremens vulgaires ; j’affectai la joie et l’insouciance, je courus le monde… « Quelle folie, me disais-je, d’aimer ainsi d’un amour platonique une femme qui ne vous aime plus ! Ceci est la faute de mes lectures ; j’ai pris au sérieux les inventions des poètes, et je me suis fait une Laure ou une Béatrix d’une personne ordinaire de notre siècle. »

Il eut beau se raisonner et travailler à s’étourdir, l’ébranlement avait été trop fort pour une raison déjà vacillante. Ses vœux imprudens furent exaucés. Le rêve s’épancha dans la vie réelle, et ce fut d’abord une ivresse radieuse, une victoire éclatante de l’esprit sur la matière. La maladie l’avait transformé en voyant ; toutes ses visions étaient heureuses autant qu’éblouissantes, et il trouvait pour les décrire des accens d’une telle éloquence, que ses amis troublés se demandaient, en l’écoutant dérouler ses merveilleuses apocalypses, s’ils devaient le plaindre ou l’envier, et si l’état que les hommes appellent folie ne serait point, peut-être, « un état où l’âme, plus exaltée et plus subtile, perçoit des rapports

  1. D’après l’original ; collection de M. de Spœlberch de Lovenjoul. Cette lettre a été imprimée à la suite d’Aurélia, mais avec des inexactitudes. Bien qu’elle ne soit point datée, on peut, je crois, la placer en 1837 ou 1838.
  2. Le Rêve et la Vie, ou Aurélia. Gérard de Nerval n’appelle jamais Mlle Jenny Colon autrement qu’Aurélia.