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dans cette grande démocratie une aristocratie de l’intelligence, et, ce qui est presque ironique, de cette forme d’intelligence que nous avons le tort ou plutôt la sottise, nous, triples Bouvards et Pécuchets que nous sommes, de redouter comme la plus hostile aux progrès de la démocratie.


III

Baltimore, 4 avril. — Avant d’entrer dans ma « grande semaine », — c’est-à-dire de « fonctionner », pendant huit jours, de deux jours l’un à Baltimore et le lendemain à Bryn Mawr, qui en est éloignée d’environ quarante lieues, — je voudrais consigner quelques réflexions. Ce qui me le rend assez difficile, c’est que ce qu’il y a d’original ou de « local » ici, et que de loin en loin je crois voir apparaître dans un geste ou dans un regard, y est toujours mêlé, comme à New-York, d’une apparence de cosmopolitisme. Si je veux faire un petit crayon du professeur A.,., que j’avais cru d’abord Américain, ou pour le moins Anglais, on m’apprend qu’il est Allemand ; et ce n’est pas l’Allemagne que je suis venu chercher en Amérique. Dans les allures, dans la physionomie, dans le langage de Mrs. B... quelque chose de décidé, de net et d’énergique m’a frappé, mais il paraît qu’elle est d’origine française. Et comment noterais-je ce que j’ai cru discerner d’américain dans les manières de M. C. s’il passe un peu plus de la moitié de l’année en Europe, à Paris ou en Suisse ? Un autre me demande ce que je pense de Baltimore ; je le lui dis ; nous entrons en confiance ; nous causons ; je l’interroge ; il me répond ; c’était un Russe ! Il y a aussi des Italiens, il y a des Grecs, — avec des barbes... assyriennes et des voix de tonnerre ; — il y a des Israélites, parmi lesquels, en vérité, je suis embarrassé de rencontrer un Américain, né en Amérique, de parens Américains ; et n’a-t-on pas calculé que des dix-sept ou dix-huit cent mille habitans de Chicago, s’il y en avait un sur trois qui fût né sur le sol d’Amérique, — non pas même à Chicago, ni dans l’Illinois, ni dans l’ouest, mais en Amérique, — c’était beaucoup ? I nunc, allons maintenant, et parlons après cela des caractères des races ! Sans compter que tous ou presque tous, ils ont voyagé, couru le monde ; ils connaissent la France, ils connaissent Paris, ils y ont passé des mois ou des années ; ils connaissent Rome et Florence.

Non, évidemment, pas plus ici qu’en Europe la « race » n’a