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« amusante », puisqu’il y a quatre heures tantôt que je m’y promène sans que ni ma curiosité, ni mes jambes en soient lassées.


23 mars. — Je n’ai pas le temps aujourd’hui de vérifier mes impressions d’hier ; et au fond j’en suis bien aise, car, en voyageur qui veut faire son métier, je m’appliquerais à en avoir d’autres, et c’est pour le coup qu’elles deviendraient de la « littérature ». Les meilleures impressions, les plus justes, les seules vraies peut-être, sont celles qui entrent subtilement par les sens, à notre insu, et qu’on retrouve, plus tard, beaucoup plus tard, tout au fond de soi-même, quand on essaie, comme en rêvant, de revivre les jours depuis longtemps vécus...

En attendant, il me faut tout à l’heure partir pour Baltimore, où je fais après-demain ma première conférence. Je me rends donc à la gare du chemin de fer de Pensylvanie ; nous traversons un bras de l’Hudson dans un de ces ferry boats qui ne ressemblent pas mal à de gigantesques tortues ; on débarque ; on se rembarque dans un Pullman Car ; et je vois un nègre. Pourquoi ma joie en est-elle très vive ?


Supposé que, de tous les signes auxquels se reconnaît une grande ville, il n’y en ait pas de plus certain que l’aspect miséreux de ses environs, le nouveau monde et l’ancien n’ont rien sous ce rapport à s’envier l’un à l’autre ; et je dirais que de ma vie je n’ai rien vu de plus pelé, de plus galeux, de plus lamentable que les faubourgs de New-York, si je ne songeais à ceux de Paris, mais surtout de Marseille et de Gênes. Sans doute, c’est le déchet, ou la rançon, de nos civilisations industrielles et « scientifiques ». « Combien de sots, demandait insolemment Chamfort, faut-il pour former un public ? » Et moi, je me demande combien il faut de misérables pour faire une grande ville au XIXe siècle, Londres, Paris, New-York ?... Dans des cours intérieures dont on dirait des puits, ou une tranchée de mines, des arbres souffreteux se sont déjetés du côté du soleil. Sur des cordes tendues d’une maison à l’autre, des haillons de toutes couleurs flottent au souffle du vent matinal. Des êtres hâves apparaissent aux fenêtres. Si le regard plonge dans un appartement, on a honte pour l’humanité des traces de détresse qui s’y voient. Comment et de quoi tout ce monde vit-il ? à quel prix ? et pourquoi ? dans quelle attente ou dans quelle espérance ? Je ne sais si je me trompe, — et je