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pas jusqu’à sa visite à la sacristie du jeune prêtre qui ne rappelle une visite semblable faite autrefois à Saint-Sulpice, après un sermon d’où l’abbé Des Grieux sortait « couvert de gloire et chargé de complimens » ? Et encore n’ai-je pas pu, dans mon analyse, noter vingt petits traits d’une ressemblance plus directe, des détails de paroles et d’attitudes, des nuances de sentiment qui achèvent d’apparenter Glory Quayle à l’inoubliable pécheresse de l’abbé Prévost : ce serait à croire, en forçant un peu les dates, que « l’actrice française », dont M. Hall Caine a fait l’aïeule de son héroïne, s’appelait Manon, et n’était « actrice » que par manière de parler.

Mais si M. Hall Caine se trouve, de la sorte, avoir recommencé Manon Lescaut, — en 460 pages d’une impression très serrée, — la chose semble s’être produite en dépit de lui : car ce n’est point Manon, mais un livre d’un tout autre genre qu’il s’est expressément proposé pour modèle. Son intention a été d’imiter les saints Évangiles, et de nous offrir l’image d’une âme vraiment « chrétienne ». Le Chrétien, c’est le titre qu’il a donné au roman. Son John Storm est le « chrétien » tel qu’il le conçoit ; à chaque page de son livre il nous le fait entendre. Ne va-t-il pas jusqu’à lui attribuer le don des miracles ? Et ne nous montre-t-il pas, dans une scène d’ailleurs tout à fait étonnante, les princes des prêtres de l’Église anglicane venant demander au ministre la suppression de John Storm, « attendu que mieux vaut qu’un seul homme disparaisse, si par-là toute l’Église et tout le peuple doivent être sauvés » ?

Oui, c’est le plus sérieusement du monde qu’il a prétendu incarner l’idéal chrétien dans la figure de ce pasteur exalté et érotomane, qui passe en effet par les phases les plus diverses de la vie religieuse, depuis le mysticisme jusqu’au socialisme évangélique, mais dont il n’y a pas une des actions ni des pensées qui ne soit le contre-coup de son délire amoureux ! Quand John Storm déclare, au sortir du couvent, que l’action, et non la prière, convient au disciple du Christ, quand il flétrit le luxe des femmes et la bassesse des hommes, quand il excite la foule à déserter les champs de courses, M. Hall Caine veut que nous y voyions autant de preuves de sa mission sainte, tout en ne nous cachant point que c’est seulement par désir d’une femme que son héros s’entraîne à agir comme il fait. Il y a là, en vérité, quelque chose d’étrange, pour ne pas dire d’un peu monstrueux, et l’on comprend qu’un grand nombre de critiques anglais s’en soient scandalisés.

L’auteur s’est bien chargé de leur répondre, dans une note qu’il a mise à la fin de son livre. Après avoir affirmé qu’il avait voulu