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subversif, ou seulement de trop hardi ; un accent pourtant, une « note » encore une fois, et qui suffit. Note sensible altérée, simple note de passage, cachée, mais partout présente en l’accompagnement de guitare ; note un peu rude et qu’il y a vingt ans sans doute, on aurait trouvée fausse, mais qui nous plaît, nous pique et nous réveille aujourd’hui ; note étrangère à la tonalité, mais qui, loin de la gâter, la fortifie, l’avive et la sauve de la banalité et de la fadeur. Cette tonalité même, que nous verrons outrager ailleurs, est ici respectée. Elle plie et ne rompt pas. Quelquefois elle fuit, mais jamais si vite, ni si loin, qu’on ne la sente toujours prochaine et comme aspirant au retour. C’est ainsi que des modulations et de l’harmonie, deux points où l’école moderne porte volontiers ses efforts et ses ravages, beaucoup de mal souvent, mais parfois quelque bien peut venir.

La même originalité, que tempère la même sagesse, se retrouve dans Fédia. C’est l’histoire d’un cavalier russe revenant de son régiment au pays. Dans les champs, le soir, il rencontre une vieille glaneuse et, reconnu par elle, il l’interroge. Il s’informe de ses parens, de sa maison et de sa bien-aimée. « Ta maison est debout, lui dit-elle ; aucun des tiens n’est mort, mais ta bien-aimée ne t’a point attendu. » Le soldat alors, sans mot dire, tourne bride et disparaît dans la nuit. Cette fois encore, où se cache le germe, le ferment nouveau, le signe de la jeunesse impatiente et chercheuse ? Dans l’harmonie toujours, dans l’accompagnement du dialogue, en certains accords plus âpres et plus poignans que les autres, associés à la plus urgente de toutes les questions du soldat, comme à l’unique réponse qui lui soit cruelle et lui brise le cœur. Voilà le seul et très louable raffinement d’une œuvre où tout le reste est la simplicité même. Simple d’abord le rythme, dont une variante heureuse suffit à marquer le passage du récit au dialogue, la différence entre la chevauchée lente et lasse à travers la plaine, et l’entretien mélancolique et familier. Simple, mais de l’effet le plus émouvant, après chaque phrase chantée, un silence de la voix, qui semble ajouter à l’étendue de l’horizon et à la fatigue du chemin. Simples enfin, et toujours en des tonalités claires, les modulations, qui conservent au récit et au dialogue quelque chose d’ingénu, de pur, de « peuple » et de presque enfant. Oui, de peuple, et même du peuple de là-bas. Rencontre singulière, et musique vraiment franco-russe, où je ne sais quel parfum local évêque des réminiscences du Flibustier de M. César Cui, tandis que la première phrase de la vieille paysanne au soldat rappelle formellement que Léo Delibes fut le maître de M. Camille Erlanger.