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attendu que là comme ailleurs s’applique la loi de la division du travail. Mérimée disait : « Il faut être un peu bête pour ne faire qu’une chose ; et dans les arts on n’excelle qu’en s’y consacrant d’une manière absolue. » Donc, et puisque le succès est à ce prix, on se résigne à être un peu bête : parfois on dépasse la mesure. On s’habitue à ne voir que certaines choses et d’une certaine manière : les œillères sont bien portées. Sur toute sorte de questions nous ne pensons rien et nous ne nous soucions pas d’avoir une opinion, car elles ne sont pas de notre compétence et nous les laissons aux gens de la partie. C’est le mot de Chateaubriand : « Je ne m’intéresse à quoi que ce soit de ce qui intéresse les autres. » Mais, à vivre ainsi dans une sorte de farouche isolement, on perd le sens des proportions comme le tact des réalités. On prête à ses moindres démarches une importance considérable. On s’imagine qu’elles ont pour l’univers entier comme aussi bien pour la postérité autant d’intérêt que pour nous-mêmes. On se pontifie : ce n’est plus le temps de sourire. La vanité s’enfle, la personnalité se gonfle. On se dresse des autels afin d’y célébrer le culte de soi-même. Il est clair que cela ne mène pas tout droit à se plier à l’humeur des autres. On ne souffre pas la contradiction, où l’on voit un manque d’égards. On ne cherche pas à dissimuler ou à combattre ses préférences ; mais on se pose et on s’impose avec ses défauts, avec ses bizarreries, avec son outrecuidance. On est si convaincu de son mérite et si peu défiant de soi qu’on n’essaie plus de se rendre aimable. Aussi bien le mal est général et ne se limite pas à une catégorie d’individus. Les mûmes causes qui ont tué la « correspondance » sont celles qui ont mis en fuite la conversation et rayé de nos usages la politesse. C’est un cas de l’universelle insociabilité qui préside aux rapports de la société d’aujourd’hui. On passe les uns à côté des autres sans se connaître, sans se comprendre, sans s’aimer. Les exigences de la profession priment les devoirs d’humanité. Les nécessités de la vie suppriment les raisons de vivre. Nous avons des romanciers et des savans, des financiers et des ingénieurs, des gens de lettres, des gens de sport, des politiciens ; mais nous avons perdu jusqu’à la notion de ce qu’on appelait jadis un honnête homme.


RENE DOUMIC.