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agir sans ordre, et on exécute des ordres qui, fondés peut-être au moment où ils étaient envoyés, ne répondent plus sur le terrain à aucune réalité. Les comités sont doublés des scribes. La langue turque, très concrète, ne peut exprimer les abstractions, ni servir à former de nouveaux termes techniques : on a dû recourir au persan, et à l’arabe qui avait fourni déjà le plus grand nombre des termes de jurisprudence et de théologie. Le grec, l’anglais, l’italien, le français, ont été mis également à contribution. Il en est résulté une sorte de « sténographie parlée », science nouvelle à laquelle il faut consacrer sa vie. Un général, un ministre, n’oseraient pas écrire eux-mêmes au Sultan : ils ne sont pas assez sûrs de leur style. Le scribe est donc au courant de tous les secrets, et maître de les traduire comme il l’entend. Par la connaissance de la littérature il entre dans celle des précédens administratifs et du droit, il conseille, dirige, décide. Grand seigneur, presque toujours d’une politesse fleurie, il exerce sur le militaire une tyrannie courtoise. Aucune démarcation nette n’existe, en effet, en Turquie entre les différentes administrations ; l’autonomie des services y est inconnue, l’élément civil pénètre dans l’élément militaire, et réciproquement. Il arrive parfois que c’est un bien : c’est ainsi que Séfoulah-Pacha, consul à Larissa, chassant, courant à cheval partout, causeur affable, parlant toutes les langues, a pu connaître à fond la Thessalie, où il est revenu comme sous-chef d’état-major de l’armée d’invasion ; mais le plus souvent, cette indétermination est un mal.

Enfin, bien que le réseau ferré d’Asie Mineure ait reçu dans ces dernières années une notable extension, que Salonique soit reliée à Constantinople, à Uskub, à Monastir, en Macédoine, par des lignes à écartement normal nouvellement construites, la nécessité de transporter une partie des troupes par mer, le petit nombre des wagons et des locomotives, le mauvais état de la voie en certains endroits, font que la mobilisation ne s’opère pas en Turquie avec la même rapidité qu’en France ou en Allemagne. Je crois que personne ne s’en étonnera. La vérité est qu’il y a une renaissance militaire en Turquie, mais que l’œuvre de réorganisation, avancée déjà, n’est point terminée. Il faut considérer l’armée que nous avons vue en campagne comme une levée rapide de troupes très aptes à la guerre, munies d’un très bon matériel, de chefs bien doués, d’un bon état-major général, et de convois suffisans, levés avec plus de facilité et à moins de frais qu’en aucun