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quartier du commandant de place Hassan-Pacha, se trouvent les restes d’un théâtre antique ; des ifs dressent au milieu des champs foulés aux pieds par les grandes troupes d’hommes leurs troncs noueux, leur feuillage noir où perchent des cigognes ; une source claire sort à grands flots d’un monticule stérile, et forme un gros ruisseau qu’ombragent de beaux arbres. Nous nous habituons à cette étrange existence, elle a un charme de bizarrerie et d’aisance, de paresse et de résignation à ce qu’on ne saurait empêcher. Insensiblement nous pénétrons dans la vie intime de nos hôtes israélites. Le maître, Abraham, est un grand homme à la barbe noire, aux traits réguliers. Le matin et le soir, la tête ceinte des téfillin, les bandelettes sacrées, il nasille ses prières, durant une heure. C’est un homme riche : il tient noblement le haut bout de la table en mangeant son sobre repas de fèves à l’huile, et envoie ses enfans à Larissa, afin qu’ils y reçoivent l’instruction religieuse qui plaît à Jéhovah. Cette maison, il en loue une partie à une autre famille qui fait le commerce en association avec lui : un homme dont la physionomie est assez vile, et les ongles très sales, et une femme qui a dû être belle, et qui est enceinte pour la neuvième fois. Il y a encore Sakouchka, un garçon de douze ans, qui, après le pillage de Pharsale, a glané ce que les Turcs avaient laissé : et il nous propose, pour des sommes minimes, du papier à lettres, des porte-plumes, des portraits du roi et de la reine de Grèce. Ses parens lui laissent l’administration de son pécule, afin qu’il se forme aux affaires. Enfin il y a Rachel, la servante, une cendrillon de treize ans, belle comme la plus belle des filles de Salomon. Le vendredi, ce petit monde travaille tout le jour afin de se reposer le lendemain, respectant les ordres que le Seigneur a donnés pour le Sabbat. Vers le soir toutes les œuvres serviles sont accomplies, on retire du four le pain et les œufs durs du lendemain. Alors Abraham apparaît lavé, peigné, couvert d’une robe de coton d’un jaune d’or flamboyant sur laquelle il a jeté un large manteau de fourrures, et la femme de son associé revêt une casaque bleue doublée de fourrure blanche, une gorgerette de mousseline, et une robe à volans. Quant à Rachel, elle s’est débarbouillée, elle a mis un tablier propre, et tressé pour une nouvelle semaine sa lourde natte sombre comme la nuit : et je vous dis en vérité qu’elle a l’étrange éclat d’un lis noir fleurissant sous le grand soleil.