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m’appliquer à observer, et que j’ai pu garder, avec des plans et des photographies d’archéologue, quelques souvenirs de voyageur. J’ai deviné bien des misères et entendu bien des plaintes, et j’ai compris quel magnifique champ d’études offrirait ce sol fiévreux sur lequel les problèmes économiques et sociaux se formulent avec une sorte de violence exaspérée, à la fois douloureuse et précieuse pour l’observateur. Mais je ne songe pas à aborder ici des questions qui relèvent de la climatologie et de la statistique, de la géographie et de l’histoire ; je laisse les déductions que l’on peut tirer des chiffres et des enquêtes, pour me borner à réunir quelques notes prises au jour le jour parmi les populations rurales de l’Italie méridionale, sur les habitudes de vie qu’elles ont conservées, et sur l’état de civilisation où elles sont arrêtées. Pour comprendre à fond la crise qui travaille depuis vingt ans les provinces du sud, peut-être ne sera-t-il pas inutile d’avoir vu de près les hommes dont les pères étaient sujets des Bourbons, et qui ont été faits citoyens de la nouvelle Italie.


I

Bien rares sont près de nous les pays que la civilisation n’a pas nivelés de son rouleau, et les paysans qui n’ont pas accepté l’uniforme des ouvriers, la triste livrée couleur de machine. Les Écossais mêmes abandonnent leur kilt et les Bretons leurs braies ; mais dans le midi de l’Italie, il reste des provinces entières où chaque village conserve son type et son costume, héritage des générations passées. Au marché de Reggio, vous pouvez voir les gars de l’Aspromonte, en velours noir à boutons d’argent ; leur attirail de montagnards a des détails superbes que n’ont pas devinés les costumiers d’opéra-comique : une ceinture haute de dix pouces en cuir fauve, hérissée de clous de cuivre, et le bonnet noir ou bleu, une longue chausse de laine épaisse qui, lorsqu’elle n’est pas repliée en carré sur la tête, vient battre les jarrets. Tout cela paraît bien espagnol. Les femmes des Albanais qui sont venus au XVe siècle avec Castriota s’établir dans les Calabres portaient ces corselets écarlates soutachés de galons d’or que les paysannes de Castrovillari revêtent encore tous les jours. A Mileto et à Monteleone, on est suivi par les grands yeux de femmes impassibles, au teint de bronze, au nez aquilin, de vraies Berbères, voilées de longs haïks blancs dont les franges tombent jusqu’à