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l’enfance la plus heureuse et, en apparence, la plus innocente, avait eu, au fond, de nuisible et de dangereux.

Le hasard, aidé de sa propre inclination, l’avait trop fait vivre dans la société des filles. Il avait eu trop de cousines, trop de petites amies paysannes. Ses jeux avaient été les rondes chantées où l’on s’embrasse, les promenades la main dans la main sous les grands bois, avec toutes les Fanchette et les Sylvie du canton. Il fut amoureux avant de savoir que l’amour existe, et la nature ne lui avait déjà donné que trop de sensibilité. Les bucoliques de Montagny ont eu leur part de responsabilité dans l’espèce de conte fantastique qu’il était destiné à vivre et qui acheva la ruine d’une raison naturellement chancelante.

Les commencemens du drame remontaient à l’aurore de son adolescence et avaient été adorables. Le rêve de toute une vie s’était ébauché le soir d’un beau jour, sur une grande place verte encadrée d’ormes et de tilleuls, devant un château ancien, aux encoignures dentelées de pierres jaunies. Gérard était alors écolier et habitait chez son père, à Paris. Les vacances l’avaient ramené chez l’oncle de Montagny, et il était allé danser sur l’herbe, lui seul garçon, avec les jeunes filles du village. Quand ce fut son tour d’entrer dans la ronde, on y enferma avec lui une belle demoiselle appelée Adrienne, venue du château se mêler aux paysannes. Elle était grande et blonde, et on la disait de sang royal : — « Nos tailles étaient pareilles, raconte Gérard de Nerval. On nous dit de nous embrasser, et la danse et le chœur tournaient plus vivement que jamais. En lui donnant ce baiser, je ne pus m’empêcher de lui presser la main. Les longs anneaux roulés de ses cheveux d’or effleuraient mes joues. De ce moment, un trouble inconnu s’empara de moi. »

D’après les règles du jeu, Adrienne devait chanter pour avoir le droit de rentrer dans la danse. On s’assit autour d’elle, et aussitôt, d’une voix légèrement voilée, « elle chanta une de ces anciennes romances, pleines de mélancolie et d’amour, qui racontent toujours les malheurs d’une princesse enfermée dans sa tour par la volonté d’un père qui la punit d’avoir aimé… A mesure qu’elle chantait, l’ombre descendait des grands arbres, et le clair de l’une naissant tombait sur elle seule, isolée de notre cercle attentif. » Ce fut pour son jeune partenaire une de ces minutes solennelles qui fixent à jamais une destinée humaine. Les cheveux d’or et le vieil air plaintif bouleversaient l’écolier à qui la