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LE DÉSASTRE.

par Mézières pour gagner Châlons », fidèle, semblait-il, à sa dépêche du 23 : « il ne resterait à cheval sur les deux rives de la Moselle que les armées du prince Frédéric-Charles et du général Steinmetz… Si les nouvelles ci-dessus se confirment, je pourrai entreprendre la marche que j’avais indiquée précédemment par les forteresses du nord, afin de ne rien compromettre… » Bazaine avait songé d’abord à prendre la grande route de Thionville.

L’Orne franchie à son confluent, on se dirigerait à marches forcées par les routes de Longwy et de Longuyon. Mais le danger de s’avancer dans une vallée très étroite, sous le feu battant des hauteurs, faisait bientôt changer de plan. La sortie aurait lieu par Sainte-Barbe. Là, l’espace était vaste, le déploiement facile, de nombreuses routes conduisaient vers le nord. Les dispositions prises annonçaient le départ : ordre de réduction des bagages en cas de marche ; prescription au général Coffinières de jeter deux ponts sur les bras de la Moselle formant l’île Chambière ; réunion de la cavalerie de réserve à la division du général Desvaux ; réorganisation de l’artillerie du 6e corps.

Ces mesures surexcitaient les esprits ; les souvenirs de Borny et de Rezonville ravivaient la confiance. Malgré les fréquentes paniques, le désordre, le relâchement de la discipline, les instincts de maraude, malgré tous les élémens de dissolution que pouvait traîner cette armée jusque-là mal commandée, mal soignée, mal nourrie, les soldats de Bazaine avaient une force invincible. Des régimens magnifiques, vieux soldats d’Italie, de Crimée, la Garde impériale, formaient des blocs inébranlables dans cet immense et mouvant agglomérat d’hommes. Un seul cri venait aux lèvres : Marche ! Un chef qui les menât, voilà ce que tous réclamaient, du commandant de corps au plus humble fantassin. Du Breuil, à présent, connaissait ces innombrables visages empreints, tantôt de morne lassitude, tantôt de rage sourde, ces yeux qui ne comprenaient pas, ces bouches qui crachaient l’invective, ces bras qui retombaient de stupeur ! Pas un geste qui n’exprimât le douloureux étonnement de tant de forces sacrifiées, perdues ! Une vie ardente renaissait maintenant sur les faces, un éclair brillait dans les yeux à la pensée de se battre enfin, non plus sur une position gardée, mais tambours lançant la charge, en avant, avec la vieille furie française ! Du Breuil en eut l’impression saisissante en passant auprès des lanciers de la Garde, cantonnés sous ses fenêtres.