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le code déclare obligatoire pour quiconque veut être respectable !

Le fond de l’affaire est que, pour mériter le respect d’autrui et sa propre estime, il faut être riche, que les pays anglo-saxons sont ceux où la pauvreté fait la plus triste figure et où le veau d’or a les plus chauds adorateurs. Encore l’Angleterre a-t-elle sur les États-Unis l’avantage de posséder une aristocratie héréditaire. Quoique M. Demolins semble avoir plus d’admiration pour les milliardaires américains que pour les grands hommes de Plutarque, il est permis de penser avec un célèbre publiciste anglais, M. Bagehot, que le fétichisme du rang social sert de correctif au fétichisme des grandes fortunes, qu’il est utile à une société d’avoir deux idoles, que quand deux idolâtries sont en lutte, il y a quelque chance de succès pour la vraie religion, qu’au surplus le culte des grandeurs héréditaires est moins dégradant que la plate vénération pour l’argent.

Un anglophobe reprochait à M. Demolins de n’avoir pas dit que le caractère distinctif du bonheur anglais est d’être un bonheur qui ne rend pas heureux, que si nos voisins ont le pied léger, c’est qu’ils ne se trouvent pas bien chez eux, qu’on ne s’en va guère des endroits où l’on a le cœur à l’aise, qu’au surplus la création de l’immense empire britannique est due avant toutes choses à l’habileté, aux savans calculs, à la prévoyance d’un gouvernement aussi avisé que bien informé, à une politique traditionnelle, à la fois audacieuse et prudente, et qui, toujours à l’affût des occasions, n’est jamais embarrassée par ses scrupules. M. Demolins a dit ce qu’il voulait et devait dire. Il avait à cœur de frapper un grand coup sur les frelons, de les contrister, de les mortifier, de les étonner, de les irriter. Il pensait avec raison que la contrition prépare l’amendement, que les surprises font naître les curiosités, que la colère, le dépit fouettent le sang, que tout vaut mieux qu’une apathique indifférence et un idiot contentement de soi-même.

Les plus intelligens de ses lecteurs ont deviné ses intentions, approuvé ses artifices. Il voulait nous contraindre à faire notre examen de conscience ; il en a usé comme les prédicateurs qui ne convertiraient personne, s’ils n’exagéraient les choses en mal comme en bien. « Malheur, s’écrient-ils, à vous qui ne remarquez pas la poutre qui est dans votre œil, et ne voyez que la paille qui est dans l’œil de votre prochain ! » Ils affaibliraient l’effet de leur discours s’ils confessaient à leur auditoire que la paille du prochain est le plus souvent une poutre, et que cette poutre est quelquefois aussi grosse que la nôtre.


G. VALBERT.