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estime que chacune de ces deux conditions a ses avantages et ses inconvéniens, et elle cite un journal de Londres qui publiait naguère de remarquables études sur la vie dans les villages anglais : « Vous n’avez aucune idée, écrivait l’auteur de ces études, de l’état de servilité auquel sont réduits les cultivateurs dans quelques-unes des grandes terres où ils ont trouvé à s’établir. Le squire possède la chaumière, il peut à son gré concéder ou retirer les lots de terrain. Sa femme et ses filles donnent du charbon, prêtent des draps, visitent les malades. Ces pauvres gens se soumettent passivement à leur destinée, qui est de faire tout ce qu’on leur dit de faire, de prendre tout ce qu’on leur donne et de se montrer reconnaissans. C’est le royaume des bonnes intentions et de la bienfaisance ; mais pour y être heureux, il faut renoncer à toute virilité d’âme et à la dignité d’un citoyen. »

Cette citation rasséréna un peu mon voisin. Il fut charmé d’apprendre que, quoi qu’en dise M. Demolins, les Anglais n’ont pas tous l’âme virile, qu’ils ne sont pas tous des héros, que si l’Angleterre produit des hommes de forte volonté et des pionniers incomparables, elle est aussi le pays des assistés. Il remercia miss Betham d’avoir mis du baume sur sa blessure ; il était moins honteux d’avoir dans ses veines un sang celto-latin, il osait redresser un peu sa tête de velche.

Il en voulait à M. Demolins de l’avoir humilié et navré. S’étant remis de son alerte, il entra en défiance, il s’informa, il fit sa petite enquête et, devenu chicaneur, plusieurs assertions de cet économiste troublant lui parurent aussi discutables qu’étonnantes. Il lut un célèbre petit livre qu’on a surnommé la Bible de l’éleveur ; c’est un manuel de l’élevage du mouton, composé par un vieux colon australien. M. Demolins affirme que l’Anglais est si jaloux de son indépendance que résolu de tout devoir à lui-même, il croirait se déshonorer en acceptant les secours de sa famille. Or on lit dans le manuel du vieux colon australien que tout éleveur doit posséder un certain capital ; que, dans le bon vieux temps, le premier occupant, moyennant une bagatelle, une rente insignifiante, acquérait un parcours, qu’encore fallait-il avoir quelque argent pour acheter des moutons, qu’il en fallait aussi pour payer le personnel, se procurer des provisions, des voitures, construire des huttes ; qu’aujourd’hui, à plus forte raison, on ne peut se passer du capitaliste ; que, partant, le métier d’éleveur, de fermier, de squatter, de propriétaire ou tenancier de parcours se recommande surtout aux aventureux cadets anglais, qui sont le nerf des colonies ; que, n’ayant d’autres ressources que les fonctions publiques ou l’émigration, ils se décident facilement à aller chercher fortune au loin, qu’avant de partir