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rendement qu’il considère en fixant le prix, en réglant le tarif des vertus et des défauts des peuples. À quiconque se vante d’avoir reçu de la nature tel ou tel avantage, il demandera toujours : « Quelle utilité t’en revient-il ? » Or il a constaté que sinosvoisins d’outre-Manche réussissent dans toutes leurs affaires et ont créé un immense empire, qui est assurément un des prodiges de l’histoire, ils en sont redevables moins encore à leurs aptitudes naturelles qu’aux leçons qu’on leur donne dans la famille et dans l’école, et il a constaté aussi que nos défauts innés, originels, qui nous font beaucoup de tort, nous en feraient moins s’ils n’étaient fortifiés, aggravés par un déplorable système d’éducation.

Il ne désespère pas de nous ; mais pour que nous valions notre prix, quel qu’il soit, il faut qu’on nous élève autrement, que les maîtres et les parens s’occupent de former des hommes, d’éveiller dans notre jeunesse l’esprit d’initiative et d’entreprise, qu’au lieu de lui farcir la tête d’inutiles connaissances, ils la préparent « à la vie sérieuse. » Peut-être ferons-nous quelque figure dans le monde le jour où nous ne croirons plus « que la sagesse suprême consiste à se soustraire autant que possible aux difficultés et à tous les aléas de la lutte pour l’existence », le jour où il n’y aura plus de pères et de mères disant à leur fils : « Mon cher enfant, compte d’abord sur nous ; tu vois comme nous économisons pour assurer ton avenir. Compte ensuite pour faire ton chemin sur nos proches et alliés, sur nos amis, qui se feront un devoir de te pousser, de te recommander. Compte surtout sur le gouvernement, qui dispose d’une quantité innombrable de places ; il faudrait vraiment jouer de malheur pour n’en pas attraper une. Mais comme l’État rétribue chichement ses fonctionnaires et qu’il est bon d’avoir du beurre à étendre sur son pain, tu devras épouser une femme riche ; nous en faisons notre affaire, repose-toi sur nous de ce soin, nous te la chercherons, nous te la trouverons. » Et là-dessus ce jeune homme si bien endoctriné, imbu de si sages principes, s’oriente vers la vie tranquille, et son esprit s’émousse, et sa volonté s’endort, et il ne sera ni pionnier, ni settler, ni squatter ; il ne sera rien du tout, et il sera heureux et fier de n’être rien ; son incurable médiocrité fera ses délices ; il passera son temps à promener son ombre au soleil, et son ombre lui paraîtra charmante.

Si M. Demolins s’était borné à se plaindre que trop de parens n’aient pour leurs fils que de médiocres ambitions, que trop de jeunes Français aient un goût prononcé pour la vie facile et une répugnance marquée pour les entreprises laborieuses ; s’il lui avait suffi de combattre