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jusqu’à une sorte de cuvette, une plaine arrosée, fertile, fond de lac vidé, dont le lac actuel de Ianitza n’est plus qu’un reste ; et la terre, même au flanc des monts formés d’éboulis rocheux qui se décomposent, apparaît noire et grasse sous la charrue. Beau pays, varié, ondulé, gai sous le ciel. Enfin Vodina paraît, toute blanche, ombragée d’arbres verts, au sommet d’un promontoire rocheux d’où tombent des cascades, Vodina, l’ancienne Edesse, baignée de verdure et d’eaux courantes et dont les habitans, Turcs et Bulgares, font paître leurs moutons et cultivent leurs vignes, le fusil sur l’épaule. Le train s’y arrête un instant, les jeunes officiers turcs se roulent sur l’herbe comme des collégiens. Il semble que l’anathème prononcé par leur culte contre les reproductions peintes ou sculptées de la vie les rende plus sensibles au charme plus rare de la nature. Ils sentent cette beauté, ils la chantent presque : « Avez-vous vu ces fontaines, ces vallons, ces prairies ? »

Un homme du télégraphe arrive : « Trikala est pris, Volo également ! »

Alors c’est un grand hourra, une explosion de patriotisme ingénu. Puis un regret : « Nous allons arriver trop tard, comme des carabiniers d’Offenbach ! » Cette citation sonne assez curieusement, sortant de la bouche d’un Turc.

— Si la nouvelle pouvait être fausse ! continue quelqu’un, naïvement. — A Elassona, j’ai appris que la nouvelle était fausse en effet, et que Volo et Trikala étaient toujours entre les mains des Grecs. L’homme du télégraphe avait tout bonnement, et contre ses devoirs, livré à la publicité une fausse nouvelle transmise par un reporter.

A Sorovitch, nous quittons le chemin de fer pour prendre des chevaux. De lourds convois de munitions et de farine encombrent une large place, semblable, avec sa terre battue et dure, à une aire démesurée. Les conducteurs sont de bons paysans musulmans venus de tous les coins de la Macédoine sur leurs chariots aux roues pleines, sciées à même un tronc d’arbre, le chariot des ancêtres lorsque Orthogroul les guidait à travers les plaines asiatiques vers l’Occident fertile, la terre des Roumis qui croyaient en Dieu, mais ne connaissaient point encore Mahomet. Et c’est un étonnement pour moi de voir que nulle escorte militaire ne les accompagne. On leur a fait simplement jurer sur le Coran, serment sacré, qu’ils conduiraient leur charge au lieu fixé, et ils ont reçu d’avance une partie du prix convenu sous la forme d’un