Page:Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 143.djvu/602

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qui semblaient voués à la corde se sont, sous le nouvel ordre social, transformés en honnêtes gens. Mais partout, certains incorrigibles résistent aux influences les plus moralisatrices ; il existe encore des êtres dangereux, traités comme moralement fous, relégués à l’écart sans autre châtiment que celui de pourvoir à leur existence en travaillant, et surveillés de façon à ne pas se reproduire.

Sur cette question de la reproduction, en général, il n’y a point d’inquiétude économique à concevoir. La société est trop prospère pour que la disproportion entre la population et la subsistance se fasse sentir. Au surplus, le nombre des enfans n’est jamais très considérable, a soin d’ajouter M. Bellamy, dès que la femme a cessé d’être l’esclave du mari et que ses vœux sont consultés. D’une part, l’instinct maternel empêchera la race de périr ; mais la nature, en rendant pénible la maternité, empêche aussi qu’on ait à redouter un encombrement de progéniture si cette question dépend des femmes.

Je m’abstiendrai de formuler mon opinion sur la société, si pratiquement équilibrée, de l’avenir, ne me souciant pas de comparaître dans la nouvelle édition du « Livre des aveugles » quand M. Bellamy donnera une suite à Égalité, car il n’y a pas de raison pour que s’arrêtent les suites et les développemens du roman économique. D’ailleurs j’ai résumé il y a longtemps, ici même, mes impressions au sujet de Looking backward, dont Equality n’est que le corollaire. Mais, après avoir exposé le rêve de l’âge d’or du communisme tel que le conçoivent les romanciers, il me semble assez piquant de le peindre, d’après nature, tel qu’il existe tout de bon en Amérique, tel que je l’y ai récemment rencontré, donnant par son organisation austère, étroitement religieuse et fortement disciplinée, fondée sur l’obéissance, sur le sacrifice personnel, sur l’effacement de toute individualité, un tranquille démenti à ces chimères. C’est pourquoi je demande la permission à mes lecteurs de les conduire prochainement chez les Shakers, et d’opposer à la fiction le témoignage de la réalité.


TH. BENTZON.