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contre les capitalistes, ceux-ci en essuieront de plus dangereuses. Il manque à M. Bellamy la torche enflammée qui allume les révolutions, la passion qui fit de la Case de l’oncle Tom une arme puissante contre l’esclavage. Rien de plus froid, et pour cause, qu’Égalité ; c’est une suite d’argumens et de raisonnemens enfilés les uns aux autres avec plus ou moins d’adresse ou de labeur. On s’y applique comme à un jeu d’esprit quelquefois brillant, plus souvent un peu lourd.

Nous y cherchons aussi, nous autres étrangers, la révélation de l’état social actuel des États-Unis ; et les plaies signalées éclatent aux yeux, si le moyen de guérison est beaucoup moins évident. D’œuvre d’art aucune trace ! Mais il y a une nombreuse catégorie de lecteurs américains qui ne se soucie point de cela. Je me rappelle toujours ce que me disait un personnage des plus intelligens qui se rattache au monde des lettres : « Les hommes seuls m’intéressent. Quant aux tableaux, quant aux cathédrales, je sais que c’est beau, je m’efforce de me le persuader, mais j’ai beau faire, je ne le sens pas. Parlez-moi de l’humanité ! » Ceux-là seront évidemment pris par le sujet d’Equality, même si leur bon sens les avertit qu’on leur propose une utopie pure et simple.

Parmi les meilleures parties du livre, je signalerai le chapitre intitulé : « Ce que la Révolution fit pour les femmes. » M. Bellamy n’a pas de peine à prouver que l’établissement supposé de l’égalité économique fit infiniment plus pour elles que pour les hommes. La plupart des hommes étaient en réalité les serviteurs des riches, mais la femme était la vassale de l’homme, riche ou pauvre. M. Jules Case l’a dit déjà de notre côté de l’eau.

Quelque bas qu’un homme pût être, il y avait toujours au-dessous de lui des femmes qui dépendaient de sa protection. Tout au fond du tas social, on trouvait la femme portant le fardeau accumulé. Toutes les tyrannies d’âme et de corps sous lesquelles ployait l’espèce humaine pesaient sur elle d’autant plus lourdement. Si misérable que fût l’homme, dans ce temps-là, elle eût été élevée fort au-dessus d’elle-même, rien qu’en atteignant son niveau. Mais la grande révolution ne la rendit pas seulement l’égale de l’homme ; elle les éleva tous les deux d’un coup au même rang de dignité morale et de bien-être matériel. Ainsi parle ce bavard de docteur Leete, toujours intarissable sur les progrès de son XXe siècle. Et cette fois Julian West ne peut