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LE DÉSASTRE.

fourchon sur les épaules d’un ouvrier, exultait de joie. Elle s’accrochait à pleines mains, pour ne pas tomber, aux cheveux frisés de son compagnon. La chaleur était accablante. Des visages ruisselaient de sueur. Le régiment déniait toujours. Soudain, quand passait le 4e bataillon, un soldat s’abattit, comme une masse. La foule s’empressa pour le relever. Un aide-major descendit de cheval, examina le corps étendu.

— Rupture d’anévrisme. Rien à faire.

Il remonta sur sa bête et reprit sa place, derrière la colonne. Des ouvriers emportaient le cadavre vers une pharmacie. Le régiment continuait sa route ; pas un homme n’avait quitté le rang ; à peine si un camarade avait tourné la tête. Les pantalons rouges s’éloignaient du même pas, rythmique, inexorable : — Une, deux ! Une, deux !

La voiture roula. Plus loin, un ivrogne, juché sur un banc, était entouré de badauds. Son chapeau gris en accordéon lui cachait un œil. Il fit signe qu’il voulait parler, et, salivant dans sa barbe, vociféra : — À bas Charles X ! — Il s’écroula. On riait ; on se poussait. Pour mieux voir, un cuirassier qui portait une dépêche, se haussa sur ses étriers ; un chien, boulant dans les jambes du cheval, faillit le désarçonner. Chez Devismes, Du Breuil se fit montrer des revolvers nouveau modèle, en acheta un, perfectionné. Il pensa, en sortant, à se procurer des cartes du pays rhénan. Mais n’en trouverait-il pas autant qu’il voudrait, à Metz ? Pourquoi s’encombrer ? Il lui fallait cependant une jumelle de campagne, il l’acheta. Il allait oublier des gants.

— Cocher, rue de Richelieu !

Il s’approvisionnait chez une gantière connue par son amabilité pour les officiers. Il y avait toujours chez elle d’élégantes demoiselles de magasin. Toutes s’empressèrent, avec des œillades, des petites mines. L’une d’elles, rousse aux yeux noirs, le teint d’un blanc de lait bleuté, s’enquit de sa pointure. Sous la poudre de riz, elle sentait bon la fleur vivante. Elle lui essaya une paire, rougit. Ses camarades se poussaient du coude, en déplaçant les cartons ; elles pouffaient en dedans. Du Breuil choisit une demi-douzaine de gants solides, en daim, doux à tenir les rênes, la poignée du sabre. Il en fit ajouter dix blancs, pour les jours de bataille. Le sourire de la jolie rousse le flatta. Elle se donnait, dans un regard. Il eut un petit plaisir vaniteux, qui, dehors, s’évaporait avec la fumée de la cigarette, qu’il alluma.