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les conversations changeaient de tour. Il interrogeait ceux des officiers qu’il connaissait de vue, s’appliquait à saisir le sens exact des mots, sous le respect des réponses évasives. Le visage de l’adolescent reflétait ses préoccupations. Il semblait se rendre compte de la gravité des circonstances.

Du Breuil rencontra l’éternel sourire de Décherac. Cette fois il était triste, disait clairement : « Le pauvre enfant ! » Les deux officiers hochèrent la tête :

— Savez-vous une chose ? fit Décherac, c’est aujourd’hui le 15 août. Drôle de fête !

Le saisissant contraste émut Du Breuil. Le 15 août, les cloches de Notre-Dame, les adresses et les délégations des corps constitués de l’État, les rues pavoisées, les illuminations du soir !… — La glorieuse série des 15 août passés défilait dans l’ironie amère de son âme. Tout cela était loin.

— Oui, drôle de fête ! répéta-t-il.

— Bazaine l’a souhaitée à l’Empereur en arrivant. Il lui a offert un bouquet de maigres fleurs, cueillies dans le jardin de la maison où il campe.

Ah ! ce bouquet chétif, offert à l’Empereur par le commandant de son armée !… Du Breuil le trouva symbolique vraiment, cet hommage solitaire des troupes encore fidèles. À ses oreilles, les acclamations absentes se mirent à tinter comme un glas ; et de se révéler jour de fête, ce jour de détresse et d’abandon lui parut plus douloureux encore, dans le silence morne et les chuchotemens. Les visages n’étaient qu’inquiétude, égoïsme, oubli.

L’entretien se prolongeait. En tournant les yeux vers les fenêtres closes de la petite maison, il reconnut dans un groupe la haute figure sèche du général Jaillant. Il ne prononçait pas un mot ; ses minces lèvres restaient serrées, sous le bec d’aigle impérieux. Près de lui, fouillant d’une lorgnette les bois et le débouché d’Ars, un chambellan s’agitait. Du Breuil l’entendit murmurer : « Ces bois ne sont pas sûrs, général… » Sa voix tremblait un peu. Jaillant haussa les épaules : « Après ? » Le chambellan fit face. Ce visage défait !… Du Breuil hésitait à le reconnaître : le comte Duclos ! Les moustaches cirées gardaient un reste d’arrogance, mais ces yeux où brillait la peur, cette voix blanche, si provocante naguère !…

— Il n’est pas encore remis de l’alerte, glissa Dédiera. L’Empereur a failli être enlevé par des uhlans cette après-midi.