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vraie, est à ce prix ; il pense de bonne foi que le réel peut résulter de l’accouplement de deux monstruosités. Après les romantiques, les naturalistes se sont recommandés de la même formule ; et leur vision de la nature a été de même partielle et systématique. Mais nous demandons ce que vaudrait un enseignement où l’on n’affirmerait pas qu’il y a des réalités indifférentes dont l’art n’a pas à s’occuper, et qu’il y en a d’ignobles que l’art ne saurait traduire sans se dégrader. — Le second principe, voisin du premier, mais auquel Victor Hugo est singulièrement plus attaché, qu’il ne cessera d’affirmer par la suite avec une impatience croissante, auquel il se conformera avec une assurance de plus en plus provocante, c’est celui de l’absolue liberté de l’artiste.

« Il n’y a ni règles ni modèles ! » C’est ce que Victor Hugo répète d’un bout à l’autre de la Préface sous vingt formes différentes. Les choses de la pensée sont libres par nature. Comment tolérer qu’il y ait des douaniers pour la pensée ? Les règles sont les inventions mesquines des pédans. Ce sont les Scudéry et les La Harpe qui les décrètent : ce sont les d’Aubignac et les Campistron qui les observent. On parle de bon goût ; de combien de beautés le bon goût ne nous a-t-il pas privés ? Ceux d’ailleurs qui prétendent légiférer en art, c’est qu’ils ne connaissent pas le mécanisme de la production artistique et c’est qu’ils méconnaissent la nature du génie. Le génie n’est pas cette faculté réfléchie, consciente d’elle-même, capable de se diriger, de se surveiller et de se modérer, telle que l’imaginent les dévots de la raison. Au contraire, le génie est une force fatale, inconsciente, aveugle, qui va sans savoir où, et fait sans savoir pourquoi ni comment une œuvre superbe. De cette conception du génie découle logiquement la fameuse théorie de l’admiration en bloc qui supprime la distinction scolastique des qualités et des défauts et réclame pour l’écrivain de génie le droit à être inégal. Ce sont déjà, en 1827, les idées et les expressions mêmes que Victor Hugo reprendra trente années plus tard. Il se contentera dans son William Shakspeare de donner à sa pensée une forme plus violente et de pousser son raisonnement à l’absurde. Alors il ne lui suffira plus qu’on accepte les défauts, il voudra qu’on les admire. Alors il n’envisagera plus seulement les fautes comme la rançon des beautés, mais il lui apparaîtra que les hommes de génie sont grands justement par leurs défauts. Ces héros de la pensée, les Homère, les Eschyle, les Dante, les Shakspeare, s’il les voit planer si haut au-dessus des autres, c’est précisément parce qu’ils ont eu ces défauts qui ont manqué à Sophocle, à Lafontaine, à Voltaire : l’exagération, les ténèbres, la monstruosité.