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naturel, elles ne laissent pas, cependant, de se ressentir de la fréquentation d’un moraliste aussi raffiné. L’une d’elles, Emilie, une enfant de dix-huit ans, ayant appris que son fiancé s’amusait avec des filles, lui écrit que « jamais elle n’a été assez niaise pour s’imaginer qu’il allait lui rester fidèle. » — « Je sais fort bien, poursuit-elle, je sais par ce que j’ai lu et par ce qu’on m’a dit, que c’est pour vous autres hommes, une chose très difficile de rester vertueux. Vous êtes, à coup sûr, terriblement sensuels, mais à cela vous ne pouvez rien. Et dans ces conditions, il vaut infiniment mieux que vous vous amusiez pendant que vous êtes jeunes : car autrement ce seraient vos femmes qui auraient à en souffrir. Magna Lund, la femme du pasteur Knudsen, tu te rappelles comme elle paraissait faible et malade, dans les premiers temps de son mariage ? Eh bien, la femme du bourgmestre a dit à maman que cela venait de ce que le pasteur Knudsen avait vécu comme un moine, avant de se marier. Je n’ai pas compris, au premier moment, mais à présent je vois bien ce que cela signifie. Et maintes fois des femmes mariées ont dit, devant moi, qu’elles se félicitaient de ce que leurs maris eussent jeté leur gourme pendant leur jeunesse. »


Mais je ne puis prolonger indéfiniment ces citations ; et peut-être les passages que j’ai traduits suffiront-ils à donner une idée de ce qui constitue la véritable originalité des romans de M. Nansen. Ce sont de bons romans à la manière française, clairs, rapides, bien composés, agréablement écrits, et avec cela tout imprégnés d’un esprit nouveau. Les personnages y pratiquent librement cette « morale des maîtres » que le malheureux Nietzsche recommandait à ses disciples, tout en continuant à pratiquer lui-même la vieille morale chrétienne : car ce super-homme était le plus doux, le plus tendre et le meilleur des hommes. M. Nansen, au contraire, nous présente de vrais « maîtres », traitant le reste du monde en domaine soumis. On ne connaît plus, dans ses livres, ni la charité ni le sacrifice, ni aucune de ces anciennes vertus, ou soi-disant telles, qui ont fait contrepoids durant tant de siècles à l’expansion instinctive de l’égoïsme humain. Les séculaires habitudes de déférence de l’homme pour la femme y sont remplacées par une domination absolue de l’homme sur la femme. « Si les femmes en général sont si insupportables, dit le héros de Marie, cela tient à ce qu’elles se rappellent trop qu’elles sont des femmes. Elles croient, — et c’est la faute des hommes, — que nous leur devons hommage