Page:Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 143.djvu/458

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« Quelle enfant tu es ! Essaie un peu, je t’en prie, de réfléchir sérieusement, et dis-moi envers qui tu te sens coupable. Les relations entre ton mari et toi sont-elles devenues meilleures ou pires depuis que tu t’es donnée à moi ? Étiez-vous plus heureux, auparavant ?… Et maintenant, dis-moi, n’es-tu pas heureuse ? (Elle l’approuva d’un signe de tête, en souriant, et lui serra la main d’une étreinte plus forte). Et lui ? Est-ce que jamais auparavant tu l’avais vu aussi satisfait ? N’est-ce pas comme si un poids lui était tombé des épaules ? N’a-t-il pas rajeuni, depuis que cette vie nouvelle s’est ouverte pour nous trois ? Il prend plaisir à son travail, il est enchanté de toi, et en moi il sait qu’il a un ami fidèle et sûr. Au surplus, tu sens bien tout cela, et au fond de ton cœur tu ne te reproches rien. Mais tu es contaminée, toi aussi, de l’universelle pruderie de ce temps. Nous avons aujourd’hui revêtu d’une importance capitale des choses qui sont, en réalité, les plus insignifiantes du monde. Comme si cela avait un sens, de faire dépendre la valeur morale d’un homme du nombre de baisers qu’il donne, ou des conditions où il les donne ! Mais c’est ainsi : il n’y a plus désormais un petit poète de vingt ans qui, ayant séduit une couturière, ne juge indispensable de prendre son aventure au tragique : tandis qu’il aura peut-être simplement procuré à cette créature le plus grand, le seul bonheur de sa vie ! »

Mais infiniment plus curieuse et plus expressive encore est, dans le Journal de Julie, la longue lettre où le comédien Mœrk expose à la jeune fille les motifs qui le forcent à l’abandonner. Ces motifs se ramènent, d’ailleurs, tous à un seul : Mœrk est un « artiste », et son art exige de lui qu’il éprouve sans cesse des sentimens nouveaux. « Il y a eu entre nous, écrit-il à Julie, un malentendu qui ne pouvait durer. Moi, je voulais jouir de nos relations comme d’une oasis sur le chemin aride et tourmenté de ma vie ; toi, tu rêvais de les voir durer indéfiniment. Et ainsi il est arrivé, par degrés, tout naturellement, que ton jeune, fort et ardent amour a fatigué mon cœur, moins fait pour les longues tendresses. Nos relations ont pris une tournure, plus sérieuse, plus importante, que je ne l’avais d’abord projeté : elles sont devenues trop passionnées pour qu’il me soit possible de les prolonger. Depuis longtemps déjà, au reste, j’éprouvais du malaise à la pensée d’être responsable d’une autre personne que moi-même : je me sentais gêné, entravé dans tous mes mouvemens ; j’avais l’impression de n’être plus libre. Et ainsi le moment est venu où j’ai vu que j’avais à procéder à ma libération. Un désir irrésistible m’a saisi de recommencer à pouvoir me diriger en tous sens, de me retrouver seul, libre, maître