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REVUE DES DEUX MONDES.

Les fourgons suivaient, pavoisés de petits drapeaux. On jetait des baisers aux cantinières.

— Ça promet pour le retour, conclut d’Avol.

Ils raccrochaient leurs sabres aux belières, se coiffaient de leurs shakos. La salle s’était vidée à demi. Les garçons s’effacèrent à leur passage. La serviette sous le bras, le maître d’hôtel patriotique suivait à distance. Comme ils allaient franchir le seuil, il s’inclina profondément, plié en deux, montrant une calvitie rose et grasse.

Le boulevard était noir de monde. Un fiacre, où gesticulaient une dizaine de jeunes gens empilés, obtint un succès prodigieux. Au-dessus d’un fouillis de bras balançant des lanternes vénitiennes, oscillait un énorme drapeau. Un promeneur cria : « Vive la paix ! » Il y eut un grondement dans la foule ; cinquante voix, furieuses, protestèrent : « À bas les taffeurs ! » La sortie des deux officiers en brillant uniforme fit diversion. On hurla :

— Vive la France !

L’éperon de Du Breuil accrocha la jupe d’une dame. Elle était brune, les yeux bleus, l’air d’une jeune mariée. Il s’excusa, mais elle répétait gentiment :

— Du tout, du tout, monsieur !

Et toute rouge, elle parut ravie, ainsi que son mari. D’Avol et du Breuil se faufilèrent dans la rue Le Peletier. Au ras du trottoir, entre les maisons, les grandes portes de l’Opéra jetaient une clarté vive. Les contrôleurs s’inclinèrent en souriant, un huissier à chaîne les précéda jusqu’au bas de l’escalier. D’Avol allait retrouver, aux fauteuils d’orchestre, un de ses cousins.

— À tout à l’heure ! fit Du Breuil.

L’ouvreuse l’introduisait. Mme de Guïonic tourna vers lui son beau regard, salua de cette lente inflexion de cou dont la grâce fière ondulait jusqu’aux épaules. Elle avait cédé les places de devant à Mme et à Mlle Le Prêcheur. Du Breuil les aimait bien : la fille était laide, simple et bonne ; la mère, qui avait fait parler d’elle dans le temps, demeurait indulgente en dépit du rigorisme qu’elle affectait. Elle protégeait même certaines liaisons, d’une sereine complicité. Dans le fond de la loge, le père de Mme Le Prêcheur, respectable vieillard, somnolait depuis les danses du premier acte. La musique ne l’incommodait pas, il était sourd.

Du Breuil s’assit près de Mme de Guïonic, expliqua son retard. Mme Le Prêcheur sourit, lorgna d’Avol à l’orchestre.