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anglaise contrarie notre influence ; nous n’avons pas su profiter de l’heureuse audace de nos marins en 1893 ; prenons garde d’être complètement évincés de la vallée du Meï-nam. En ce moment même le roi de Siam vient en Europe à l’instigation des Anglais, et déjà l’on parle d’une alliance entre le Siam et le Japon sous le patronage de la Grande-Bretagne. Une telle éventualité serait pour la Russie et pour nous très menaçante. Le seul moyen de l’éviter, c’est de dissiper tout malentendu, de supprimer toute cause de conflit entre Russes et Japonais. L’entente entre les deux concurrens pour l’exploitation de la Chine serait à l’avantage évident de tous deux ; leur désaccord sert l’ambition et prépare la rentrée en scène de ceux qui jalousent leurs succès.

C’est en Extrême-Orient, comme dans le monde entier, l’intérêt anglais de susciter les querelles et de faire naître les conflits ; le nôtre est de les prévenir et de les apaiser. Grandie aux yeux des Japonais les progrès russes, surexciter leur jalousie, les pousser à une lutte qui les jetterait fatalement dans les bras de l’Angleterre, tel est le jeu de la politique britannique. — Faire entendre à Saint-Pétersbourg comme à Tokio la voix de la vérité et de la paix, dissiper le mirage d’un antagonisme irréductible qui cache aux yeux des Russes et des Japonais leurs véritables intérêts, empêcher la naissance de querelles stériles qui feraient dans le monde entier la partie belle à nos adversaires, et paralyseraient nos amis, tel doit être le rôle de notre diplomatie. — La France semble réservée en cette circonstance à la tâche généreuse de médiatrice : elle y trouvera le moyen d’accroître le prestige de son nom, de développer son commerce et ses colonies, et en même temps de permettre à son alliée de sortir en Europe de son long « recueillement ». Tout se tient aujourd’hui dans le domaine de la politique. Non seulement l’exploitation de la Chine par les Russes et les Japonais aura sur la vie économique du monde entier une incalculable répercussion, mais encore la question de savoir si Japonais et Russes se partageront à l’amiable ou se disputeront par la force les bénéfices de la mise en valeur de tant de richesses, importe au plus haut point aux intérêts vitaux de toutes les grandes puissances.


RENE PINON.