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LE DÉSASTRE.

jaunes, bleues, vertes ; des mémoires et des rapports s’amoncelaient.

Une double porte rembourrée en cuir vert était toujours battante. Des aides de camp, jetant un mot bref, entraient, sortaient. Une seconde porte vitrée, ouvrant sur les couloirs, donnait sans relâche accès à d’autres officiers, inquiets, affairés. Ils apportaient par liasses des pièces à signer, à timbrer. D’autres venaient aux renseignemens. Depuis quinze jours, le ministère était une énorme ruche bourdonnante. C’était, dans chaque direction, un affolement complet. Du matin au soir, de toutes parts, vers le cabinet du ministre, les demandes affluaient. La fièvre du pays entier semblait concentrée dans ces étroites pièces. Là convergeaient les réclamations, les plaintes, difficulté des mille questions à régler, infinie complexité du détail. De là partaient, chaque jour, des centaines d’ordres et de contre-ordres, allant porter aux quatre coins de la France l’agitation et le désarroi.

Du Breuil, ainsi que ses camarades, était sur les dents. Voilà quatre heures qu’il écrivait, courbé sur son pupitre. Par momens, il ne se rendait plus compte du sens des mots. Il releva la tête. Son porte-plume cessa de courir.

— Quel jour sommes-nous ? jeta-t-il. C’est trop fort, je viens de dater plus de deux cents lettres de service. Ma parole, je ne sais plus. C’est à devenir fou !

— Vingt juillet ! voyons, grogna de la table voisine le commandant Blache, dit le Sanglier. Tout blanc, les cheveux en brosse, un teint rouge de vieux dur à cuire ; sa lèvre supérieure proéminait, à cause de deux canines, un peu saillantes.

— Merci, Blache. Est-ce que vous n’êtes pas comme moi ? À force de griffonner, j’ai les doigts perclus. Ouf ! Repos…

C’est vrai !… On perdait la notion du temps, avec une existence pareille. Que de changemens depuis le dîner à Saint-Cloud ! Il refit en esprit les étapes de cette quinzaine inoubliable. Un moment on avait pu croire que l’orage, s’écartant, passerait au loin. Mais les événemens s’étaient bientôt précipités ; et cette après-midi même, à la tribune du Corps législatif, le duc de Gramont annonçait que la déclaration de guerre avait été notifiée la veille à Berlin.

Du Breuil remâchait son angoisse. Dire que les camarades allaient se battre, et qu’il continuerait, lui, cette odieuse besogne de scribe. Il eut un élan de rage, au souvenir de sa déconvenue.