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Russie. Dès la fin du XVIIe siècle, en 1689, les Russes signaient avec la Chine le traité de Nertchinsk ; c’était la première fois que le Fils du Ciel entrait en relations diplomatiques avec une puissance occidentale ; une des clauses de cet antique pacte permettait aux négocians russes munis d’un passeport de commercer librement dans toute l’étendue de l’empire chinois.

Depuis Pierre le Grand, les hommes d’Etat russes, avec une conviction profonde, avec une foi religieuse dans l’avenir, poursuivent la domination de leur race sur l’immense continent qui, de la Baltique à la mer du Japon, déroule ses plaines infinies ; sans heurts, sans impatience, avec la certitude que le temps travaille pour eux, ils accomplissent lentement l’œuvre que leur ont marquée la géographie et l’histoire. L’aigle russe a deux têtes, l’une regarde l’Europe et l’autre l’Asie ; l’imagination populaire aime à voir dans ce symbole une promesse de la double domination réservée à la race slave sur l’Asie et sur l’Europe. Au XVIIIe et au XIXe siècle, deux peuples, l’Angleterre ’et la Russie, ont eu l’intuition très nette que l’Europe, — ou ce que les diplomates appellent ainsi, — n’est pas le monde. Pendant que les puissances occidentales épuisaient dans des luttes stériles leurs forces et leurs énergies, les Anglais fondaient la Greater Britain, ils réalisaient leur orgueilleuse prétention de faire toutes les mers « territoire d’Albion, » et les Russes reculaient de tous côtés les bornes lointaines de leur empire.

Des traditions politiques, et aussi nos cartes et nos manuels de géographie, ont faussé nos idées ; ils nous ont habitués à considérer l’Europe comme un tout complet, en dehors duquel il ne peut exister que des « colonies « . Telle n’est pas la réalité ; il n’y a pas entre l’Europe et l’Asie de séparation ; l’Oural n’est ni une limite, ni une barrière ; chemins de fer et routes le franchissent sans difficulté ; la plaine sibérienne de l’est a le même sol, les mêmes plantes, les mêmes habitans que la plaine moscovite de l’ouest ; la Sibérie n’est pas une colonie de la Russie, elle est la Russie. A Vladivostok, demandez à un fonctionnaire ou à un officier s’il retournera bientôt en Russie ; il ne comprendra pas ou s’indignera : à Vladivostok, il est « en Russie » ; pour rentrer à Odessa il lui faudra faire la moitié du tour du monde, n’importe ; c’est la Russie qu’il quitte là-bas, c’est la Russie qu’il retrouve ici. — Pas plus que la politique anglaise, la politique russe n’est uniquement « européenne » ; elle suit avec la même