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aspirations, se canaliser ses désirs, se limiter ses pensées. Sa digue n’arrête pas seulement les flots de la mer : elle arrête aussi l’essor de son génie, enfermé maintenant dans un cercle étroit, — tout proche de cette satisfaction qui doit le perdre. En vieillissant, Faust s’est ratatiné : il était grand par la folie même de ses pensées lâchées dans l’infini, il devient presque commun dans sa sagesse, et l’on dirait que le drame suprême ne fait que marquer le déchet imposé par la vie à son génie.

En sorte qu’en réfléchissant à l’action multiple qui vient de se dérouler sous nos yeux, à la forêt de symboles que nous avons traversée, au remuement de pensées, de passions, de sentimens dont on nous a donné le spectacle, il nous vient un doute sur la qualité de cette idée fondamentale qui est comme le résidu du Grand Œuvre : l’alchimiste a terminé son opération magique ; il a achevé la cuisson des mille élémens jetés dans son creuset, — le cœur d’une jeune fille, l’âme d’un vieux savant, l’ongle du pied du diable, l’épée d’un soldat tué en duel, la parole du Sphinx, la barbe du Pénée, le fantôme de la Belle Hélène, et combien, combien d’autres ! Maintenant, nous tenons le lingot dans notre main : et nous ne savons pas si c’est de l’or pur, et nous doutons. Ce doute se reporte sur toute la grande vie dont nous avons tâché de résumer les phases principales, dont le poème que nous venons de relire est le fruit suprême : car « l’idée fondamentale » du poème a été le pivot de cette vie, son moteur, son principe. Quand y est-elle entrée ? On ne saurait le dire aussi exactement que pour l’œuvre. Mais une fois pénétrée en Gœthe, — et peut-être, après tout, n’était-elle que son instinct intérieur et inconscient, — elle l’a conduit, elle l’a gouverné, elle l’a égaré, elle l’a ramené, elle l’a dirigé. Qu’on l’admire avec ferveur ou qu’on s’écarte de lui ; qu’on l’accepte pour modèle idéal, ainsi que l’ont fait tant de snobs et tant de jeunes hommes de bonne volonté, ou qu’on tente de monnayer le trésor de ses expériences en avertissemens salutaires ; qu’on approuve ou qu’on blâme son attitude si nette devant les problèmes de l’existence ; qu’on adore sa mémoire comme celle d’un demi-dieu bienfaisant ou qu’on se cabre contre l’autorité de ses leçons et de son exemple : on n’en sera pas moins forcé de saluer en lui un homme qui s’est développé selon sa propre loi, en réalisant au jour le jour ses plus intimes virtualités, dans le plein épanouissement de ces germes cachés qui meurent si souvent stériles au fond des âmes