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qui résulte d’un plan réfléchi et arrêté d’avance. » En vérité, c’est là une affirmation dont on sent la faiblesse : Faust n’a pas, ne peut pas avoir plus d’unité que la longue existence dont il est le reflet, laquelle a été singulièrement ballottée et mobile. Il est fait de la même matière. Comme Gœthe, il part à divers momens sur des pistes différentes, qui ne se rejoignent pas toujours ; comme lui, il réunit tant bien que mal des « fils bariolés » dont les nuances, parfois, ne s’accordent guère. Commencé pendant l’extrême jeunesse (je rappelle que le premier monologue date de 1771, et que quelques mots à peine y furent changés), il paraît vouloir être une protestation contre la science officielle, l’université, la pédanterie, et traduire cette aspiration à tout connaître, à tout savoir, à posséder tout ce que l’esprit peut embrasser, qui poussait déjà l’étudiant de Leipzig à suivre à la fois des cours de droit, de lettres et de dessin. Il se teinte de violence, il tourne à la révolte en traversant la période de Sturm und Drang, — frère de Gœtz et de Werther, hostile comme eux à l’ordre établi, tourmenté par les mêmes angoisses sourdes devant la double énigme du monde et de la vie. Cependant, de précoces expériences, des sentimens violens et fugaces, des aventures de jeunesse arrachent le jeune Gœthe au monde « supra-sensible » dans lequel se complaisait son imagination : c’est un monde nouveau qui se révèle à lui, celui du sentiment, celui de la douleur, celui de la femme. S’il m’est permis d’employer une image qui ne lui aurait point déplu en ce temps-là, il descend du ciel de Jupiter à celui de Vénus : Marguerite, qui est sa création propre bien plus que les autres personnages du drame, passe au premier plan, devient pour un moment la figure centrale de la pièce. Elle est la sœur aussi de ces humbles héroïnes authentiques, qui s’appellent Annette Schœnkopf ou Frédérique Brion. Elle est celle également des deux Marie de Gœtz et de Clavijo : et elle prend d’emblée un développement, une ampleur que n’avaient point ces pâles abandonnées. La sœur de Beaumarchais disait doucement :

« Je suis une insensée et malheureuse jeune fille. La douleur et la joie ont miné, avec toute leur violence, ma pauvre vie… »

Marguerite chante ces admirables stances, qui demeurent une des plus belles pages de l’œuvre achevée :

« Ma paix est passée, mon cœur est lourd… Je ne le retrouverai jamais, jamais plus.