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étonnement, par une pente naturelle, se changea bientôt en satisfaction : peu à peu, l’auteur se familiarisait avec sa grande œuvre. Quand il se décida à la continuer, il avait fini par y voir à son tour tout ce qu’on y voyait, et davantage encore : les débordemens de la critique avaient emporté la simple lucidité de sa conscience de créateur. Pour l’aider dans son travail, Schiller n’était plus là : il fallut se contenter d’Eckermann. Ce n’était plus la même chose. Au lieu d’un génie égal au sien, un brave homme un peu niais, rempli d’une bonne volonté touchante, susceptible d’admirer avec béatitude et même, jusqu’à un certain point, de comprendre, mais incapable de donner un bon conseil, d’avoir une idée ou de la susciter autrement qu’à force d’écouter. Schiller parlait, puisait à pleines mains dans le trésor de son imagination et de sa pensée, faisait largesse de lui-même : Eckermann ouvrait les oreilles, s’extasiait et prenait des notes. Gœthe en fut donc réduit à tirer de son propre fonds les élémens de ferveur et de foi qui pussent le soutenir ; et il s’appliqua à hausser Faust au niveau des commentaires, à y découvrir ce que les autres y trouvaient, ce qu’il commençait à juger nécessaire d’y mettre. Aussi ses explications, si j’ose dire, se corsent-elles. Le 10 janvier 1825, par exemple, le bon Eckermann lui raconte qu’il est en train de lire Faust, et trouve que c’est « un peu difficile. » Gœthe sourit et répond :

« En effet, je ne vous aurais pas encore conseillé Faust. C’est un ouvrage de fou, et qui va au-delà de tous les sentimens habituels. Mais puisque vous avez agi sans me consulter, continuez, vous verrez comment vous en pourrez sortir. Faust est un individu si étrange, que peu d’êtres seulement peuvent partager ses émotions intimes. Le caractère de Méphistophélès est aussi très difficile à cause de son ironie, et aussi parce qu’il est le résultat personnifié d’une longue observation du monde. »

Deux ans plus tard (6 mai 1827), on serre le sujet de plus près. Eckermann veut absolument savoir quelle est l’idée de Faust. Cette fois, Gœthe se fâche : pourquoi les Allemands ont-ils la manie de chercher et d’introduire partout des « idées profondes » ? Dire « l’idée » qu’il a voulu incarner dans son œuvre, vraiment, il ne le saurait. Il s’écrie : « Depuis le ciel, à travers le monde, jusqu’à l’enfer, voilà l’explication, s’il en faut une. » Elle est assez large pour lui plaire. Pourtant, elle ne lui suffit encore pas. Il renchérit : « Cela aurait été vraiment joli, si j’avais voulu rattacher