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à remettre le vieux maître à l’œuvre délaissée. On pense à la belle scène où Faust, centenaire, aveugle, se réjouit du « cliquetis des boches » et des travaux utiles qu’il rêve encore, pendant que les lémures creusent sa fosse.

— Chaque jour, dit-il, je veux être informé de combien s’allonge le fossé entrepris.

Méphistophélès répond à demi-voix :

— Il est question, si je suis bien informé, non d’un fossé, mais… d’une fosse.

L’esprit honnête et béat d’Eckermann n’aurait pas même été effleuré par de telles pensées. Il ne songe ni aux difficultés, ni aux obstacles, et Gœthe, galvanisé, sent se réveiller ses anciennes ardeurs. A mesure que son travail avance, il en lit des fragmens à son « Wagner », dont l’admiration l’encourage. Pourtant, l’âge pèse sur lui ; il avance avec lenteur, il se plaint de ses efforts et de sa peine : il ne peut plus travailler « qu’aux premières heures du jour », lorsqu’il est « rafraîchi et fortifié par le sommeil, et que les niaiseries de la vie quotidienne ne l’ont pas encore dérouté. » Encore n’avance-t-il guère : « Qu’est-ce que je parviens à faire ? ajoute-t-il. Tout au plus une page de manuscrit, dans le jour le plus favorisé, mais ordinairement ce que j’écris pourrait tenir dans la paume de la main, et bien souvent, quand je suis dans une veine de stérilité, j’en écris encore moins. » Pourtant, il se passionne pour ce nouveau drame, et, bien qu’il l’eût oublié pendant dix-sept ans, il finit par se persuader qu’il y a pensé sans cesse, que c’est le complément nécessaire du premier Faust, et même que la suite sera bien supérieure au commencement. Le 1er septembre 1829, il dit à Eckermann :

« J’ai conçu ce poème il y a bien longtemps, depuis cinquante ans je le médite, et les matériaux en sont tellement entassés, que maintenant, l’opération difficile, c’est de choisir et de rejeter. L’invention de cette seconde partie est réellement aussi ancienne que je vous le dis. Mais le poème gagnera, j’espère, à n’être écrit qu’aujourd’hui ; avec le temps, mon esprit a acquis des idées plus claires sur les choses du monde. J’irai comme quelqu’un qui, dans sa jeunesse, a beaucoup de petite monnaie d’argent et de cuivre, qu’il a toujours changée avantageusement pendant tout le cours de sa vie, de telle sorte qu’il voit maintenant toute sa fortune de jeune homme changée en pièces d’or. »

Quelques mois auparavant (1er juin 1771), il écrivait à Zelter :