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LE DÉSASTRE.

Le chien s’élança, fouettant l’air de sa lourde queue : il mit les pattes sur les épaules de Lacoste et, cherchant à lire sa pensée, le contempla avec une tendresse infinie. Ses babines rouges se retroussaient sur l’ivoire des crocs. Il semblait rire, et il riait, positivement, d’allégresse.

— C’est mon frère, dit Lacoste.

Le dogue poussa un gémissement très doux et s’étendit à ses pieds.

Du Breuil demanda :

— Qu’est-ce que tu en feras, s’il y a la guerre ?

— Je l’emmènerai.

Non seulement des officiers, mais des régimens adoptaient des bêtes, qui les suivaient. Témoins, le jour de la rentrée des troupes d’Italie, la chèvre blanche à tête noire des chasseurs à pied, le chien des zouaves, paré de fleurs et coiffé d’un drapeau.

Sachant plaire à Lacoste qui aimait ses chevaux, Du Breuil dit :

— Conquérant et Musette vont bien ?

— Très bien, ils sont entraînés. Ils peuvent partir demain.

Nouveau silence. Lacoste cligna de l’œil, et d’un ton qui voulait paraître détaché :

— Est-ce qu’on en parle ?

— Où donc ?

— Là-haut.

La pointe de sa moustache indiquait le château.

Du Breuil tira une bouffée de sa pipe :

— Oui, ça sent la poudre.

Lacoste rougit comme un enfant qu’un bonheur surprend :

— Tant mieux. On se rouillait. Un soldat qui ne se bat pas n’est pas un homme.

Il étira ses bras maigres, heurta, sans le faire exprès, son grand sabre de lancier à dragonne d’or, suspendu en travers du mur.

Du Breuil sourit :

— Tu passeras commandant.

Lacoste le regarda en face, ne comprit pas tout de suite et grommela :

— Commandant ?… Ah oui ! pour les vieux, je ne dis pas. (Fils modèle, il envoyait la moitié de sa solde à ses parens. d’humbles paysans de la Creuse.) Autrement, tu sais, je suis bien comme je suis.

Son regard s’attachait à la croix d’officier de Du Breuil, aux