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LE DÉSASTRE.

sort de l’armée, pourtant, celui de la France, se jouaient là.

Ce soir, une agitation insolite régnait. Des groupes stationnaient, par endroits. Des ombres, derrière les vitres éclairées, passaient. Un gros maître d’hôtel, sur la pointe de ses escarpins, traversait la cour, semblable, sous son habit marron, à un hanneton lourd. Il se retourna sur le seuil et montra un visage déconfit, puis se dirigea vers un buffet qu’on avait organisé dans une grande salle. Sa figure n’était pas inconnue à Du Breuil ; il l’avait remarqué au dîner de Saint-Cloud, plein alors d’assurance et de majesté.

À peine fut-il entré dans le salon où se pressaient aides de camp, officiers d’ordonnance, généraux, que la mauvaise nouvelle le frappa au visage. Elle bourdonnait en rumeur : c’étaient des exclamations, des ricanemens d’incrédulité, des plaintes sourdes. La dépêche venait d’arriver, le télégraphe étant installé dans l’un des bureaux mêmes de la Préfecture : une brigade de la division Abel Douay, du 1er corps, avait été surprise à Wissembourg par des forces très supérieures ; le général Douay avait été tué, ses troupes repoussées du Geisberg. Leur campement était aux mains de l’ennemi. De son côté, sur la basse Lauter, le corps badois-wurtembergeois avait franchi la frontière et occupé Lauterbourg. Du Breuil fut atterré. Dans l’âme de tous dominait la stupéfaction. Des arguties, des faux-fuyans, des si, des mais, l’impossibilité au caractère français de convenir qu’on avait pu mal s’éclairer, se renseigner, se garder.

— Douay a été surpris ! … répétait-on à l’envi. L’émotion produite dans l’entourage impérial se traduisait le lendemain par d’importantes mesures. Un ordre général de l’Empereur donnait au maréchal Bazaine le commandement des 2e, 3e et 4e corps, à Mac-Mahon celui des 1er, 5e et 7e, — mais pour les opérations militaires seulement. La Garde, rappelée sur Metz et portée à Courcelles, restait à la disposition du souverain. Le 5e corps devait se diriger de Sarreguemines sur Bitche ; on appelait d’urgence le maréchal Canrobert à Nancy avec ses quatre divisions.

La situation était grave. Le 2e corps se trouvant trop en flèche, à Sarrebrück, le général Frossard, dans la journée, avait demandé et obtenu l’autorisation de se replier sur Forbach. Les forces allemandes grossissaient de ce côté. On se demandait pourtant encore à l’état-major général si le VIIe corps prussien se dirigeait