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LE DÉSASTRE.

table, n’avait pu supporter sans malaise la fixité pesante de ce regard. Il crut y lire la clairvoyance d’une âme désabusée, la paralysie du bon vouloir inutile, et comme ce demi-sommeil sur lequel pèse la fatalité. Une souffrance, due à la cruelle maladie dont les plus intimes évitaient de s’entretenir, tirailla le visage auguste. Du Breuil en fut obscurément troublé.

Mais le prince Louis s’approchait de son père. Dégagé dans un frac de drap noir — col blanc rabattu, — les yeux clairs, les cheveux blonds, il avait l’air d’un jeune Anglais. L’Empereur le regardait venir avec une tendresse grave, un bon sourire endormi. Il n’était plus seul.

Une pudeur saisit Du Breuil. Comme s’il sentait sa curiosité indiscrète, il détourna les yeux. Il entendit au même moment Jaillant dire, à l’oreille de Chenot :

— Pas brillant, ce soir !…

Ils se retournèrent et se turent, en le dévisageant. Il ne démêlait pas bien ce qu’il éprouvait, quelque chose de solennel et de triste.

M. de Champreux sortit du salon, les yeux fureteurs : l’Empereur demandait M. Favergues. Comme une traînée de poudre, ce nom, chuchoté, alla réveiller le publiciste dans le coin où il causait avec Mme d’Avilar et le banquier Manhers. Il s’élança, au milieu de l’envie et des sourires, les uns serviles, les autres méchans. Le journal de Favergues dirigeait l’opinion. Mme Langlade arrêta au passage M. de Champreux. Confit d’importance, bel homme encore, exagérant le flegme britannique, il possédait les plus hautes vertus de la domesticité. Sa tenue irréprochable, son tact, paraient un de ces égoïsmes sourians, mais avisés, qui cuirassent contre toutes les émotions désagréables. Sa vie était un long modèle d’habileté. Il avait pour devise : « Juste assez ! » Son zèle même était prudent.

Du Breuil, au coup de coude involontaire d’un voisin, retourna la tête vers le salon des Vernet. Il vit l’Empereur qui, la tête penchée, courbé un peu et d’un pas lourd, gagnait, suivi de Favergues, ses appartemens particuliers. Il eut, à cette vision, conscience que le temps marchait, emportant les destinées de ce maître de la France et la France elle-même.

Comme l’Empereur était affaissé ! Cela lui parut fâcheux, à la veille d’une guerre probable. Mais le passé glorieux répondait de l’avenir. En foule, des souvenirs l’assaillirent : l’Empire victorieux, salué de fanfares et d’acclamations… cette radieuse et