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peut penser m’importe peu : il n’est pour moi que mon pays qui compte : avant tout, servir mon pays. Si je n’écoutais que les miens et moi-même, je m’en irais ; mais, je ne le dois ni ne le puis, ni par conséquent ne le veux : tant que l’Espagne ne m’aura pas signifié mon congé, — et elle n’a qu’une manière de me le signifier, qui serait de me refuser, pour la lutte, tout soldat et tout crédit ; — cela, tant que l’Espagne ne l’aura pas fait, quoi qu’on me dise, je ne m’en irai pas. »

Ces mots : « Je ne m’en irai pas », M. Canovas les prononça lentement et comme syllabe à syllabe, les coupant, les ponctuant, en quelque façon, de ce mouvement nerveux de la bouche et de l’œil qui donnait à son visage une expression si particulière. Je ne crois pas que la figure humaine puisse marquer plus de force, consciente et réfléchie, de vouloir. Tous les traits, d’un dessin très ferme, et chaque trait en ses moindres détails, le vaste front, les sourcils épais, l’arête vive du nez, la moustache grise aux poils rudes, tirée presque géométriquement en ligne droite sur la lèvre puissante, le menton saillant, tout ce qui constitue la physionomie dénonçait en celle-ci l’âme maîtresse, dominatrice, prédestinée à commander. Une contraction habituelle, où se révélait l’incessante tension de l’esprit, y ajoutait quelque chose d’un peu dur, et M. Canovas del Castillo ne mettait aucune coquetterie à l’atténuer. Jusque dans le port de la tête, qui se redressait et se rejetait en arrière, il y avait un air impérieux. Ce n’était pas assurément une attitude prise à dessein ; il ne la prenait pas, il l’avait ; elle lui était si naturelle qu’on ne l’imaginait pas et qu’il ne se voyait point autrement.

Entre tous les portraits qu’on a de lui, il en est un qui le représente de face, et qu’il n’aimait guère : « Autour de moi, remarquait-il avec un sourire, c’est ce médiocre portrait que l’on préfère, parce que j’y parais plus doux. » Il ne se cachait pas de ne pas tenir à paraître « trop doux » ; et la réputation de sévérité, de rigueur même, qu’on lui avait faite peu à peu sur les apparences, il ne cherchait pas à la démentir. Plutôt passer pour avoir la main lourde que pour l’avoir faible ; car l’autorité n’est pas faite pour qu’on demande humblement la permission de l’exercer : à l’entourer de formes, d’explications et d’excuses, on la compromet, on la perd : elle ne donne tout son effet, que lorsque ceux qui la font mouvoir la laissent tomber de tout son poids en la laissant tomber de toute leur hauteur.