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l’Espagne. Deux guerres aux deux bouts opposés du monde ; deux armées à lever et à entretenir ; avec le souci de vaincre, celui d’éviter des complications redoutables, et avec celui de sauver les colonies, le souci de les réorganiser : par-dessus les périls et les menaces du dehors, les embarras et les misères du dedans : des centaines de millions à tirer d’un pays qui semblait épuisé, le carlisme renaissant et déclarant ne faire trêve que par une sorte de pitié chevaleresque envers un roi enfant sous la tutelle d’une femme et de pitié patriotique envers l’Espagne malheureuse ; les républicains agités ; les socialistes enhardis ; les anarchistes, hélas ! plus nombreux et plus furieux que nulle part ; çà et là, dans l’est et le midi, des rappels, des réveils du fédéralisme, du cantonalisme : des grèves, des refus de payer l’impôt, des tentatives d’émeute, des promenades de bandes mêlées de partisans et de brigands ; au Parlement, les libéraux qu’on s’était habitué à croire rompus aux pratiques purement constitutionnelles, retournant à la vieille tactique, retombant dans la manie révolutionnaire du retraimiento ; des défections, presque des trahisons d’anciens amis, d’héritiers pressés de jouir ; autre « chose d’Espagne », des rivalités et des ambitions de généraux, des intrigues où la mauvaise foi politique ne craignait pas de traîner le nom d’une personne dont l’unique soin et l’unique défense consistent à demeurer étrangère, supérieure à toutes les intrigues ; des menées si ténébreuses qu’il a fallu éclairer la situation d’un jour cru, et de soi-même, au risque de provoquer une crise qui n’eût sans doute pas été un simple changement de ministère, poser, non pas aux Chambres, mais à la Couronne, la question de confiance ; tels ont été les derniers temps et, puisque l’assassin a osé parler du « calvaire qu’il allait gravir », tel a été le calvaire de M. Canovas. Peu de moyens de se tirer d’affaire ; pas de moyen de se retirer des affaires : oui, il se peut que tout autre, à sa place, eût, sinon désiré, du moins remercié la mort ; lui, j’en suis sûr, pas un instant, il n’a senti cette lassitude ni connu cette défaillance.

« Vous savez mes goûts, me disait-il, et que ce qui me plairait le mieux maintenant, ce serait de travailler dans ma bibliothèque, et de me reposer dans mon jardin. Me voici qui arrive à soixante-dix ans, et il y en a bientôt cinquante que je suis dans la vie publique. Mais j’y suis, il faut que j’y reste, et il le faut précisément parce qu’il y a cinquante ans que j’y suis. Et puis, je suis convaincu que l’Espagne a encore besoin de moi. Il suffit. Ce qu’on