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ont déclaré la guerre à la poésie ! Ici sous prétexte d’hygiène, là pour les besoins du commerce, ailleurs encore par manière d’embellissement, on saccage sans pitié tout ce que la ville a d’anciens monumens. Il faudrait être aveugle pour n’en point souffrir, pour se résigner à cette affreuse dévastation qui s’acharne sur notre ville, depuis quelque temps. Les jeunes gens eux-mêmes peuvent encore se rappeler une autre Venise, une Venise pittoresque, poétique, riche en attrait et en caractère. Où est-elle, maintenant ? Détruite en majeure partie, et non point pour des motifs de commodité, ni d’utilité, ni à plus forte raison de beauté, mais simplement sous l’effet d’une soudaine manie de tout renouveler ! Et sans doute maintes belles choses survivent, qui furent témoins de notre gloire artistique et civile : mais pour celles-là mêmes la modernité a été plus meurtrière que l’injure du temps. »

Que sont devenus le champ Sainte-Marguerite avec ses vieilles maisons sculptées, le pont du Paradis, les arches incomparables des Trois-Ponts, près du Champ-de-Mars ? Qu’est devenu le Grand Canal lui-même, dont Commines disait que c’était « la plus belle rue qui soit et la mieux maisonnée » ? Un grand nombre de ses maisons ont été démolies, d’autres odieusement repeintes ou à jamais gâtées par des restaurations soi-disant pratiques. Et ce n’est pas tout. « L’étranger qui pénètre aujourd’hui dans la plus belle rue qui soit a l’impression de mettre le pied dans une boutique de revendeur. Des centaines d’enseignes bariolées annoncent des ventes d’antiquités, de verreries, de mosaïques, de dentelles, de fantoches de bois. Infortunée Venise ! Quelques-uns de ses plus beaux palais sont réduits à servir de bazars à des regrattiers ; et non seulement on y trafique de ses anciennes gloires, mais on le fait encore au mépris des bonnes et honnêtes traditions du commerce vénitien. »


Mais nous n’en finirions pas à vouloir suivre M. Molmenti dans toutes les stations de son funèbre pèlerinage aux ruines de Venise. Pas un canal, pas une place qui n’éveillent en lui de cuisans regrets. Et ces rues nouvelles, ces énormes avenues qu’on s’est imaginé de percer au cœur même de la ville, la rue Victor-Emmanuel, la rue du 22-Mars, la rue du 2-Avril, la rue Mazzini ! Des centaines de vieilles maisons, des palais historiques, des tours, des églises même ont été démolis pour leur faire place. « Était-ce donc si nécessaire, de créer à tant de frais des voies aussi larges, dans une ville où il n’y a ni chevaux ni voitures ? »

Si du moins on savait construire avec un peu de goût ! « Mais à