Page:Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 142.djvu/947

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Lettres d’Andréa Calmo, ou qu’il oppose à la morne banalité de la vie d’à présent l’élégance, l’éclat, la joyeuse agitation de la Venise des doges. Et l’on peut dire en outre que l’article qui ouvre le recueil n’est, tout entier, qu’un grand lamento, la douloureuse évocation des attentats commis, depuis trente ans, contre la noble et charmante beauté de Venise.

M. Molmenti y rend compte d’abord, sommairement, d’une Exposition internationale des Beaux-Arts inaugurée à Venise en 1895. Suivant la vieille manière italienne, il octroie à une foule de peintres et de sculpteurs de tous les pays une foule de superlatifs les plus aimables du monde : après quoi, sortant de l’Exposition, il se réjouit de revoir la lagune, entre les arbres du jardin public, et d’apercevoir dans le lointain les toits et les tours de la ville merveilleuse. Et il ne peut s’empêcher d’ajouter que, pour tant de chefs-d’œuvre que contienne l’Exposition des Beaux-Arts, son chef-d’œuvre le plus parfait est cependant Venise, « patrimoine artistique de toutes les nations. » Hélas ! ce divin chef-d’œuvre est sur le point de périr !

« Néfaste s’agite, dans notre ville, l’activité des destructeurs et des constructeurs. Parmi cent profanations stupides et barbares, je pense à la chère petite ile de Sainte-Hélène, perle de la lagune, et à toutes ses ruelles, et au bel Arzere de Sainte-Marthe, si ample, si vert et si gai ! A sa place, sur les ruines des vieilles maisons, se dresse maintenant, dans son inélégance bourgeoise, une grande fabrique de coton. Et entre les jardins publics et le Lido, sur l’emplacement de la petite île de Sainte-Hélène, cette délicieuse oasis pleine d’ombre et de mystère, je vois émerger de l’eau une masse informe de fange et de plâtras, qui tous les jours grandit et tend à envahir les quartiers voisins. Ce ne sont que lourdes et basses officines, magasins, appentis, cheminées de fabriques, un entassement de laideurs parmi lesquelles se cache, comme honteuse, l’admirable église ogivale du quattrocento. Près d’elle, à l’endroit où naguère psalmodiaient les moines, on a tenté d’installer une fabrique de wagons : mais l’entreprise a fait faillite, et c’est en pure perte que s’est trouvée détruite la perle de la lagune, insularum ocellus. »

Et M. Molmenti reprend mélancoliquement le chemin de la ville ; mais chacun des pas qu’il fait ravive en lui le souvenir de nouveaux sacrilèges. Sur le canal de Saint-Marc, en face de la Piazzetta, au coin de la charmante église de Saint-Georges, n’a-t-on pas construit un chantier, sans autre raison que d’avilir le plus beau spectacle qui soit au monde ? « Ah ! gémit M. Molmenti, comme l’on voit que les temps nouveaux