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effroyable. Il ne veut pas que les pères fassent étudier leurs enfans. Lorsqu’un enfant a dix ans il le fait enrôler. Plusieurs pères ont estropié leurs enfants pour les conserver. Les marchands n’osent plus entrer dans ses États, parce qu’ils sont pillés, insultés, enrôlés par les officiers. Presque tous les gens d’industrie s’en vont, même avec perte. Sa puissance va tous les jours tomber d’elle-même. La pauvreté est sur ses États et le ridicule sur sa personne. Le prince royal troquerait bien sa qualité de prince contre dix bonnes mille livres de rente. » Ce prince royal qui s’en irait volontiers vivre de petites rentes en bourgeois paisible, s’appellera Frédéric II. La haine que ressent Montesquieu pour le système politique l’empêche d’apercevoir l’énergie que recèle l’État naissant. La colère a pour une fois obscurci sa clairvoyance, et elle lui a voilé l’avenir.

Ni dans l’Empire, ni dans la féodalité hongroise, ni dans les tyrannies italienne ou prussienne, ni dans les aristocraties de Venise et de Pologne, ni à Augsbourg où catholiques et protestans se partageaient le gouvernement, ni dans la fédération des États de Hollande, Montesquieu n’avait trouvé ce gouvernement idéal à la recherche duquel il était parti. L’Angleterre lui en réservait la surprise. Ce fut une révélation. Enfin il avait rencontré l’image de la véritable liberté, de la liberté des honnêtes gens, différente de celle qu’il avait observée à Venise et qui était la liberté de vivre avec des filles et de les épouser, différente de la liberté de Hollande qui est « la liberté de la canaille ». Désormais il allait consacrer le reste de sa vie à expliquer le système de cette liberté et à tâcher d’en faire prendre la mode en Europe.

Maintenant Montesquieu est de retour dans son château studieux. Il ne le quittera plus guère, mais n’s’y enfermera des années entières loin de « l’ineptie et la folie de Paris », fuyant « cette ville qui dévore les provinces et que l’on prétend donner des plaisirs parce qu’elle fait oublier la vie[1]. » C’est là que, dans la solitude et grâce au travail de la réflexion, ses souvenirs se transforment : ce que ses observations avaient de trop cru et de trop violent, s’atténue ; les faits prennent à distance leur véritable signification ; surtout le philosophe les relie par les idées générales et il les féconde par la méditation. Il a posé ses principes et il a vu « les cas particuliers s’y plier comme d’eux-mêmes. » Il a la pleine conscience de la « majesté de son sujet. » Or on voit assez quels services lui avait rendus un long séjour à l’étranger. D’abord, assuré qu’il était désormais de s’appuyer sur l’expérience, il a pu généraliser

  1. Montesquieu, Œuvres, VII, 275.