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de ces audaces et fait d’abord abdication de ses préférences. Il serait tenté de préférer une Descente de Croix de Daniel de Volterre au Saint Jérôme du Dominiquin. Mais dans le classement officiel le tableau du Dominiquin est placé deuxième, et celui de Daniel ne vient qu’au troisième rang. L’amateur novice s’incline devant cette hiérarchie consacrée. Montesquieu a fait de louables efforts pour s’initier aux choses d’art : la matière était trop belle pour qu’il consentît à y rester étranger. Il a tâché d’y prendre goût, et même, ainsi qu’il arrive, il a cru y trouver du plaisir. Il écrit cette phrase d’où l’on pourrait, avec beaucoup de bonne volonté, tirer tout le Génie du christianisme : « Je sens que je suis plus attaché à ma religion depuis que j’ai vu Rome et les chefs-d’œuvre d’art qui sont dans ses églises. » La vérité est qu’il n’y a rien de plus méthodique, mais aussi rien de plus froid que la façon dont il passe en revue les chefs-d’œuvre classés. Nul accent personnel. Pas un mot qui trahisse l’émotion directement ressentie. il y a des gens qui peut-être ne se sont jamais avisés que « si la tête penche, le tout doit se tourner comme en rond » et que « dans la douleur les nerfs se retirent jusqu’aux doigts des pieds. » Mais dans une œuvre où ils aperçoivent réalisée leur propre conception de l’art, ils éprouvent on ne sait quel frisson. Montesquieu n’a jamais tressailli de ce frisson-là.

Prenons-en notre parti, et prenons-le sans trop de peine : Montesquieu n’est ni touriste, ni artiste. Il reste un champ assez vaste à sa curiosité. Il se souvient de s’être, il n’y a pas si longtemps, occupé de sciences, de physique et d’histoire naturelle. Il visite les mines d’Autriche et à son retour rédige ses observations sous forme de Mémoires. Il étudie, en passant, la fabrication du verre, celle de la soie, celle du velours, celle du savon. Il décrit à l’occasion une machine pour curer les rivières, et, mis en goût, invente un bateau pour procéder au nettoiement de la lagune de Venise. C’est le tour d’esprit encyclopédique. L’histoire a toujours fait sa principale étude. Il saisit l’occasion qui s’offre à lui de recueillir la tradition orale et de questionner sur de graves événemens ceux qui en furent les acteurs. Il est présenté, au cours de ses pérégrinations, à des rois, à des généraux, à des ministres, à des ambassadeurs, sans compter les princes dépossédés et les prétendans en exil. Une autre catégorie de personnages, non moins intéressans, ce sont les aventuriers dont il y avait pour lors un bon nombre occupés à réchauffer au soleil d’Italie leurs illusions blessées : c’étaient Bonneval, Law, Albéroni. Montesquieu se plaît fort dans la conversation de Bonneval, qu’il ne quitta guère pendant son séjour à Venise. Les deux